Critiques littéraires Version originale

Version originale : Zadie Smith, sur l’imposture nécessaire

Version originale : Zadie Smith, sur l’imposture nécessaire

© Ben Bailey-Smith

Un jeune aristocrate disparaît lors d’un naufrage en Atlantique. Sir Roger Tichborne, grande famille catholique anglaise, éducation en France. Sa mère, âgée, persuadée qu’il vit encore, lance des avis de recherche. Des années passent, un homme en qui elle reconnaît son fils alors qu’il ne lui ressemble guère, qu’il ne parle pas un mot de français et que son lourd accent anglais est plutôt très cockney, finit par réapparaître. Il est flanqué, en principal témoin, d’Andrew Bogle, anciennement esclave jamaïcain, qui jure que c’est bien le Tichborne qu’il a connu dans la plantation de Hope Estate, et qui a l’air de presque souffler son rôle au requérant. Celui-ci est en fait très probablement Arthur Orton, alias Thomas Castro, un boucher anglais aux abois, ayant fait faillite à Waga Waga, en Australie, qui se prétend donc soudain héritier de la baronnie.

Le procès Tichborne qui démarre en 1871, est le plus long plaidé devant une cour anglaise et un des plus célèbres, des plus feuilletonesques et des plus traumatiques de l’ère victorienne. Il évoque, à trois siècles d’écart, l’affaire Martin Guerre à Toulouse, autre fameux cas d’usurpation d’identité. Jorge Luis Borges l’avait expédié en six pages, dans une des fables de sa délicieuse Histoire universelle de l’infamie (1935), L’Imposteur invraisemblable Tom Castro : « Tom Castro était le fantôme de Tichborne, mais un pauvre fantôme habité par le génie de Bogle. » C’était compter sans Zadie Smith, une des grandes figures des lettres anglaises depuis la publication de White Teeth à 25 ans, en 2000, et qui trouve dans cet épisode l’occasion d’embrasser enfin son destin de grande auteure.

On suit le procès à travers le regard fasciné d’Eliza Touchet, cousine par alliance, gouvernante et amante dominante de l’écrivain à la ramasse William Ainsworth, lui-même ami et parent pauvre littéraire de Charles Dickens et William Thackeray. Le public se passionne pour cette affaire qui mêle des questions de classe, d’argent, de faux semblants et de mensonges. Sarah, la domestique et future épouse de Ainsworth prend fait et cause pour ce « poor Sir Roger », ou du moins pour celui qui prétend l’être. Tout se passe comme si l’élite niait ses droits à celui qui a les traits d’un citoyen régulier, issu du peuple. À ce paradoxe près que s’il s’agit bien de Tichborne, il n’est pas du tout issu du peuple qui le défend…

Zadie Smith donne d’emblée à Eliza le contrôle de la narration, elle est la conscience subversive du roman. De mère jamaïcaine et de père anglais, Smith est à la croisée des problématiques de cette affaire qui lui donne l’occasion de se lancer dans son premier roman historique, elle qui avait été déjà, plus jeune, comparée à une Dickens postcoloniale. En principe, ce genre littéraire est ce qu’elle a passé toute sa vie à éviter, ayant quitté pour de longues années son nord-ouest londonien adoré, et déménagé à New York, justement pour s’éloigner d’une culture anglaise « constitutionaly mesmerized by the past ». Eliza ne tient pas vraiment en estime les qualités littéraires de son cousin qui est un représentant assez fidèle de l’essentiel de ce qui était publié à l’époque, et l’âge n’arrangeait pas les choses : « Old age had only condensed and intensified his flaws. People ejaculated, rejoined, cried out on every page. The many strands of the perplexing plot were resolved either by ‘‘Fate’’, the fulfillment of a gypsy’s curse or a thunderstorm. » On retrouve là l’humour cinglant mais aussi les qualités de critique littéraire de Smith, contributrice majeure d’articles-fleuves dans The New Yorker et The New York Review of Books. « God preserve me from novel-writing, thought Mrs Touchet. God preserve me from that tragic indulgence, that useless vanity, that blindness ! » Ce faisant, c’est le roman historique victorien qui est ici mis en procès, avec son lot d’indications météorologiques, et autres descriptions assommantes de meubles et d’habits.

Mais loin de se tirer une balle dans le pied, Smith s’empare du genre avec un plaisir communicatif et une aisance dans le style et les stratégies narratives qui font, sans doute, de The Fraud le sommet de sa carrière. Au fil de huit volumes, ce sont environ 200 chapitres tendus, courts, voire très courts – une à deux pages, parfois un seul paragraphe –, comme autant de vignettes ou de différentes focales qui évoquent les premiers temps du cinéma et donnent à l’ensemble un aspect kaléidoscopique d’une extrême modernité. Avec des phrases épurées et acérées, Smith joue avec le lecteur et avec les différentes époques, de 1830 à 1870, avec les différentes géographies, de Londres à la Jamaïque, le rejet de toute chronologie semblant être le seul moyen de revenir avec pertinence sur les années et les époques passées. C’est une de ses influences majeures, l’auteure américaine Zora Neale Hurston qui écrivait que « there are years that ask questions, and years that answer », et ce ne sont jamais les mêmes années, et elles ne se présentent jamais dans le même ordre. La forme fragmentaire, déconstruite, la multitude des points de vue, malgré – ou grâce à – la narratrice omnisciente, le profond égard et la générosité par rapport à presque tous les personnages, chacun bien identifié, autant d’éléments qui rapprochent plus que jamais Zadie Smith du modèle étincelant qu’est pour elle Toni Morrison dont elle a été une des critiques les plus pertinentes.

Traitant de l’histoire d’une imposture et des raisons pour lesquelles certains insistent, contre l’évidence, à ne pas la voir, The Fraud montre bien que le devoir de la fiction consiste à essayer sans cesse d’imaginer l’autre, de le réécrire, que c’est là un des rares lieux où plusieurs vérités peuvent cohabiter. Tout se passe comme si la littérature, et singulièrement la fiction, était bien cette imposture nécessaire, ce mensonge cousu de fil blanc et presque consenti. Et que les épisodes se déploient, pour l’essentiel, en pleine Angleterre victorienne accrédite d’autant le propos. C’est l’époque par excellence de l’invisibilisation de ce qui incommode, du rejet hors-sol, extra-insulaire, de ce qui ne convient pas. L’époque où on peut encore considérer qu’il n’y a pas eu d’esclavagisme anglais puisque les plantations étaient aux Caraïbes, où un enfant qui vole un morceau de pain peut être expédié en Australie. Dès lors que ce n’est pas vu, ce n’est pas là.

Tout mensonge est d’abord un mensonge à soi-même, c’est alors dans un des chapitres les plus courts et les plus cinglants, tenant en quelques lignes, que culmine le propos : « Mrs Touchet had a theory. England was not a real place at all. England was an elaborate alibi. Nothing really happened in England. Only dinner parties and boarding schools and bankruptcies. Everything else, everything the English really did and really wanted, everything they desired and took and used and discarded – all of that they did elsewhere. » Sans procès ni appel.


Un jeune aristocrate disparaît lors d’un naufrage en Atlantique. Sir Roger Tichborne, grande famille catholique anglaise, éducation en France. Sa mère, âgée, persuadée qu’il vit encore, lance des avis de recherche. Des années passent, un homme en qui elle reconnaît son fils alors qu’il ne lui ressemble guère, qu’il ne parle pas un mot de français et que son lourd accent anglais...

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