Beyrouth, samedi 14 octobre 2023. Des manifestations en solidarité avec les Palestiniens ont lieu dans certains quartiers de la ville, des hommes sur des scooters brandissent des drapeaux de la Palestine et du Hezbollah, des femmes et des personnes âgées assises dans des bus, souvent un keffieh autour du cou, font de même. Depuis l’assaut du Hamas en Israël, le Déluge d’al-Aqsa, le Liban vit dans la peur qu’une nouvelle guerre éclate. C’est dans cette atmosphère que la réalisatrice libanaise Heiny Srour nous donne rendez-vous à Hamra. Installée sur un canapé du lobby de l’hôtel Mayflower, elle précise fièrement, avant d’entamer notre entretien, qu’elle porte « une robe africaine ». Tout le long de notre discussion, elle passera de l’anglais au français, de l’arabe à l’hébreu avec une aisance qui laisse sans voix. Heiny Srour est née à Beyrouth en 1945 dans une famille juive, et de son histoire, elle ne cache rien, elle ne chuchote pas un mot, elle sait qu’elle a toute sa place au Liban.
« Je suis née dans une famille conservatrice, médicale, brillante, qui était très ancrée dans son territoire. Mon père était pharmacien, il a sauvé de nombreuses vies, mais on lui a fermé ses sept pharmacies à la fin du mandat français, car il n’avait pas de diplôme. Il me disait : “La loi ne s’applique qu’aux juifs.” Ses collègues chrétiens et musulmans, aussi peu diplômés que lui, n’ont pas eux été contraints de fermer. » La mère de Heiny, elle, est une aristocrate égyptienne qui n’a eu que le certificat d’études, « mais elle était d’une élégance légendaire, assure la réalisatrice. Ses robes ont inspiré les couleurs de mes films. Je me souviens que lorsque mon père a perdu beaucoup d’argent, ma mère voulait encore s’habiller comme chez Dior. Elle est allée s’acheter un tissu bleu lavande à cinq livres libanaises et trois boutons, elle en a fait une robe qui lui donnait l’air de porter un vêtement d’une grande marque. »
La dictature d’Einstein
Après un début de scolarité au Collège protestant, Heiny Srour est envoyée à l’Alliance israélite universelle située à Wadi Abou Jmil. « Mon père ayant perdu beaucoup d’argent, il m’a retirée de l’école des riches pour me mettre dans l’école des pauvres. Là-bas, à l’Alliance, c’était la dictature d’Einstein. Les juifs étant une minorité, ils avaient soif de respectabilité, et ce qui était respectable, c’était les médecins et les avocats. » Ce qui motive l’élève qu’elle est, c’est l’art, « j’ai donc fait le contraire de ce qu’on attendait de moi ». Au lieu de suivre des études de droit ou de médecine, elle entame des études d’anthropologie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) puis s’envole à Paris pour les poursuivre à la Sorbonne. Elle y rencontre un professeur qui la marquera, Maxime Rodinson, « l’un des plus grands orientalistes du XXe siècle. Il était d’une grande intégrité morale, c’est un homme qui a perdu neuf personnes dans les camps de concentration et qui était pourtant le meilleur défenseur de la cause palestinienne et sans démagogie. Beaucoup d’orientalistes fermaient les yeux sur les régimes arabes, lui, pas du tout ».
Pour arrondir ses fins de mois, Heiny Srour travaille pour la revue Afrique Asie. Elle passe aussi son temps dans les festivals pour rencontrer les producteurs, « cela a été mon école de cinéma avec le Cinéma Club de Beyrouth ». À la fin de ses études, elle décide de se rendre au Dhofar et de réaliser un film sur le Front populaire de libération du golfe Arabe occupé (FPLGAO) qui lutte contre la présence des troupes britanniques à Oman. Ce mouvement milite pour l’éducation pour tous et l’émancipation des femmes. Elle ment à son père et lui dit : « Je vais au Yémen faire un film touristique », alors que pendant quatre ans, de 1971 à 1974, elle parcourra plus de 800 km à pied sous les bombes anglaises. Documentaire sans concession sur l’histoire d’une révolution en train de se faire, L’heure de la libération a sonné est le récit unique d’une guerre oubliée. Ce film la mène au Festival de Cannes en 1974. Elle devient ainsi la première femme cinéaste du monde arabe à avoir un film sélectionné dans cette prestigieuse compétition. À Beyrouth, le film est interdit de projection pour ne pas froisser les cheikhs du Golfe qui font vivre de nombreux Libanais. Seuls les Palestiniens le montrent, à l’initiative de Moustapha Abou Ali, considéré comme l’un des fondateurs du cinéma palestinien.
Quelques mois après, la guerre du Liban s’enclenche. Heiny Srour est à Londres où elle a monté L’heure de la libération a sonné. Ses parents décident de partir en Israël. Son père ne veut pas quitter Beyrouth, mais sa mère a peur de la guerre. Heiny Srour refuse de les suivre, il est hors de question pour elle de vivre là-bas. Elle reste à Londres où elle apprend l’anglais et crée un cours de cinéma du tiers-monde dans plusieurs écoles et universités londoniennes « sans bien parler l’anglais ». Elle remporte quelque temps plus tard un prix pour son scénario Leila et les loups. « C’est ma grand-mère qui aurait dû gagner ce prix, dit-elle, très émue. Quand j’étais enfant, elle me lisait des contes des Mille et Une Nuits avant de me coucher, et ils ont beaucoup influencé mon écriture. » Dans ce long-métrage, on suit une jeune femme, Leila, qui fouille 80 ans de l’histoire du Moyen-Orient pour en réfuter la version masculine et coloniale. Heiny Srour retourne deux fois au Liban pour le tourner, en 1980 et en 1981. Ensuite, elle ne reviendra plus pendant près de quarante ans. « Je ne suis plus revenue au Liban car j’ai été traumatisée par la guerre civile. J’ai perdu des amis très proches. »
Depuis quelques années, le cinéma de Heiny Srour connaît un regain d’intérêt. Ses films sont adulés et projetés aux quatre coins du monde : à Vienne, en Tunisie ou encore à Los Angeles. C’est grâce à l’initiative de l’association Nadi Lekol Nas d’organiser une rétrospective de ses films que la réalisatrice est de retour au Liban, où elle était déjà revenue une première fois en 2018 grâce au Festival du film libanais qui lui avait rendu hommage.
Heiny Srour se trouvait encore à Paris au moment où l’assaut du Hamas en Israël a eu lieu. De nombreux amis lui ont déconseillé de se rendre à Beyrouth. La réalisatrice leur a répondu : « Quand on se bat pour la culture, on se bat contre la guerre. Je suis venue faire acte de paix. Une paix juste et durable, pas n’importe laquelle. J’ai le cœur qui bat. J’ai très peur pour le Liban, j’ai très peur pour toutes les vies humaines. Dans la scène finale de Leila et les loups, j’ai prédit tout ce qui se passe dans la région au point que lorsque j’ai montré mon film en 2018 à Tanger, une femme s’est levée après le générique de fin et m’a dit : « Madame Srour, vous êtes une menteuse. Vous dites que vous avez filmé Leila et les loups il y a trente ans au pays des oliviers, ce n’est pas vrai, vous l’avez filmé hier, sur la place de Tanger. »
Rendez-vous
Jeudi 19 octobre, à 18h, à Dar el-Nimer, projection de « al-Cheikh al-moughanni » (court-métrage), suivie d’une discussion à laquelle participe l’artiste Ahmad Kaabour.
Vendredi 20 octobre, projection, à 19h, de « Les femmes du Vietnam », suivie d’une discussion, au Beirut Art Center, Jisr el-Wati.
Samedi 21 octobre, projection, à 18h, de « Leila et les loups » à l’Institut français de Deir el Qamar.
Je suis un vieille connaissance du temps du lycée français des années 61- 62. Je la retrouve avec joie et bonheur. Heiny Srour m’étonne toujours par sa posture intellectuelle,son originalité, ses engagements et son courage personnelle. Je salue ses réalisations et transmets mon respect.
23 h 20, le 22 octobre 2023