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Culture - Entretien

Maylis de Kérangal : « Il y a du monde dans mes livres »

Auteure de la corporéité, du présent, ses romans sont des odyssées modernes. Elle participait à Beyrouth Livres 2023.

Maylis de Kérangal : « Il y a du monde dans mes livres »

Maylis de Kérangal, écrivaine du présent, sociale et engagée sans être « une obligée de l’actualité». Photo Karl Richa

De Kérangal, son nom à lui seul est une invitation au voyage, comme elle n’aura de cesse de le faire dans sa littérature dont elle dit d’ailleurs qu’elle est déplacement. De l’Amérique avec Naissance d’un pont (Gallimard, 2020) aux arcanes d'un hôpital et d’une opération de transplantation cardiaque, de la Ford Mustang et du Transsibérien dans Canoës (Verticales, 2021), jusqu’à la grotte de Lascaux dans Un monde à portée de main (Verticales, 2018), quel qu’il soit, le réel mis en fiction par Maylis de Kérangal devient une épopée littéraire dont le point fort est d’engendrer un élan, chez le lecteur autant que chez l’auteur. Cette mise en mouvement si chère à l’écrivaine qui vient de la mer – Le Havre est son monde – se retrouve dans le rythme et la musique de ses phrases amples et déliées, à l’opposé des canons actuels du sec, court et tranché. Elle reste néanmoins une grande écrivaine de la contemporanéité et celle-ci la lui rend bien. 

Dans un monde de plus en plus désorientant où « le réel a besoin d’être fictionné pour être pensé », Maylis de Kérangal contribue avec sa littérature à créer du sens et du lien et à «réparer les vivants ». L’écrivaine du présent, sociale… est engagée sans être « une obligée de l’actualité ». « J’écris pour m’ajuster au présent, à l’épaisseur du présent », dit-elle. Son texte pour SOS Méditerranée, Un havre sûr, sur les migrants, illustre cet engagement tout comme Réparer les vivants qui peut être tout aussi bien lu comme une saga intime qui adresse les grandes questions de la vie et de la mort, de la transmission et de l’amour que comme un plaidoyer pour le don d’organes. Si elle explore le réel sous ses multiples latitudes, la littérature de Maylis de Kérangal marie toujours le réalisme et le trivial à une certaine poétique, pour « relancer (par le roman) un réel qui s’est épuisé».

Et si elle écrit depuis sa chambre de bonne parisienne sous les toits, son écriture est toute en tension, une praxis physique qui a pour but aussi de déplacer le lecteur en le sortant de sa zone de confort. Car, comme le dit cette fille et petite-fille de marins, «l’expérience intérieure ne se donne pas en soi, elle est déchirure », radicalité, qui s’exprime par cette recherche du mot juste, du « mot qui manque » et qui suppose un temps à part, aux antipodes de celui, fragmenté, de la modernité. Ce temps, l’écrivaine le prend.

Elle était de retour dans la capitale libanaise cette année dans le cadre de Beyrouth Livres, après avoir participé au Salon du livre de Beyrouth en 2011. Nous nous sommes entretenus avec elle.


Vous avez reçu le prix de la revue « Études françaises » qui souligne une contribution exceptionnelle à la réflexion sur la littérature et l’écriture de la langue française. Pouvez-vous nous parler de votre nouvelle « Rouge » que vous avez écrite pour ce prix ?

C’est une histoire des années 80, une autofiction où la narratrice, une jeune femme, électron libre, fraîchement arrivée à Paris, prend un job d’hôtesse et se retrouve à l’hippodrome de Longchamp en tailleur rouge à accueillir, avec une collègue, ceux qui viennent parier. L’hippodrome est un espace de désir, il concentre des rapports sociaux et matérialise les différences sociales. C’est un texte que j’aime beaucoup parce qu’il y a tout ce que j’aime bien traiter : le rapport à l’initiation, le monde de la jeunesse ; rentrer dans un monde crypté comme celui des courses qui a ses propres lois, son propre langage. C’est une histoire qui condense tous les motifs qui m’intéressent : le rapport au langage codé, le langage qui est pour soi comme une langue étrangère, la question du premier jour, de l’initiation, ces moments où on vit quelque chose, où il y a un avant et un après.

Dans lesquels de vos livres cette question de l’initiation et de la ritualisation est-elle plus marquée ? Pourquoi y portez-vous un intérêt particulier ?

Dans Corniche Kennedy (Gallimard, 2010), il y a la ritualisation des plongeons. Dans Réparer les vivants , le chant qui accompagne le rapport ritualisé au corps du défunt. J’explore les rituels parce que ce sont des invariants, des choses qu’on a tous en commun, des gestes que l’on déplie ; on sait ce qu’on est en train de les faire… C’est une façon de penser le temps, une vérité anthropologique ; c’est une façon de regarder ce qu’on a tous en commun. On capte dans ces moments quelque chose d’humain, de profond, comme ce moment où l’infirmier coordinateur de greffe, chante comme dans un chœur ancien à cet enfant mort à qui on vient de prendre tous les organes. Ce qui se joue là, c’est de la mémoire. Dans les rituels, il y a l’idée de projeter ce qu’il y a de très humain.

Le social, le paysage, le lieu, le corps sont des éléments centraux dans votre travail. Quels sont les motifs ou leitmotivs qui vous animent ? D’où émane votre écriture, qu’est-ce qui vous donne envie d’écrire et qui fait la genèse de vos romans et nouvelles ?

Ce qui me mobilise, ce sont les choses qui me questionnent ; c’est de sentir que quelque chose va pouvoir m’interroger profondément ; la mise en place d’une enquête qui va débrider mon imaginaire.

Ce que j’aime dans les livres, c’est déplier des situations qui organisent le monde contemporain. Les trois romans : Naissance d’un pont, Réparer les vivants et Un monde à portée de main, sont des représentations du monde dans lequel je vis. Dans Naissance d’un pont par exemple, c’est la question de la mondialisation : qu’est-ce qu’une ville qui change nous dit du monde qui change. Dans Un monde à portée de main, c’est la question de l’émerveillement ; qu’est-ce que c’est que de reproduire des mondes. Dans Réparer les vivants, c’est la question du don d’organes, de la vie et la mort mais aussi de ce qu’il n’y a pas seulement deux absolus, mais un troisième état du corps qui peut se glisser entre deux, comme celui du coma. C’est sans fin…

J’aime les livres qui combinent les espaces et les sentiments. C’est ça le moteur au final je crois : articuler des espaces et des sentiments humains. Il est certain aussi que le lien au lieu est important pour moi. Sans lieu, il n’y a pas d’écriture de roman ; sans paysage, pas de roman. Et j’espère que le roman deviendra un paysage. Son aura ultime, c’est que l’on s’en souvienne comme un paysage : solaire, minéral,etc. Les auteurs que j’aime me représentent des matières géographiques ; le tempérament littéraire est paramétré par une géographie plus que par une histoire. Pour moi, ça compte énormément. Le sujet peut être infra ; ce n’est pas l’histoire qui m’intéresse en premier, c’est surtout la question de la voix, de la langue, capter un rythme juste, une tonalité. J’aime quand la langue est devant.

L’oralité semble importante pour vous. Votre langue est très orale. Vous mentionnez souvent la tessiture, la texture de la voix. Pour vous, y a-t-il une littérature sans oralité ?

D’abord quand j’écris, je relis à voix haute pour voir comment ça sonne et j’aime faire des lectures publiques ; ça me fait plaisir. L’oralité est très présente dans mes textes. Il y a du monde dans mes livres. Comment on fait parler dans un livre, comment on fait entendre des voix troublées, déformées, fragiles, comme dans Canoës ? La question de la voix est un motif central pour moi. La voix nous dit quelque chose de nous comme humains. L’homme au cours de son adaptation a adopté la voix articulée. Avant on grognait ; avant que le larynx descende dans la 5e vertèbre. La voix raconte déjà toute une épopée humaine.

Comment faire entendre une voix dans un texte ? Dans mes livres, l’oralité n’est pas extraite en forme de dialogue mais est dans le corpus du texte. Les gens se parlent et rien ne s’arrête ; la vie continue. Les dialogues sont pris dans un tas de matière. Dans l’oralité, il y a une trivialité que j’aime bien ; c’est une langue dégondée. Dans la vie, tout le monde ne parle pas bien ; on ne termine pas ses phrases. La langue parlée nous connecte à une certaine immédiateté du présent plus que les grandes démonstrations. Parfois j’utilise une langue fouillée ; puis l’oralité vient lui donner un coup de vent.

On a l’impression en vous lisant qu’il y a toujours le souci du social ; une dimension anti-establishment comme c’est le cas dans « Rouge ». Votre littérature, souvent liée à des problématiques contemporaines, se veut-elle politique ?

Je souhaite être lue comme un auteur contemporain et je serai triste de ne pas être lue comme auteure politique ; mais je ne veux pas faire de mes textes des textes politiques. Je me méfie du discours, d’une littérature qui donne des leçons. La littérature et la morale, les bons sentiments et les belles âmes ne font pas nécessairement bon ménage. Je n’aime pas le livre qui se donne comme un discours auquel le lecteur est sommé d’adhérer. La fiction permet d’être très politique. La politique est pour moi dans la langue, dans le refus d’une langue standardisée, marchandisée, qui serait la langue raisonnable. Moi, c’est vrai que j’ai une langue un peu baroque, dégondée ; j’essaie de lui donner une certaine beauté, à mes oreilles… J’aime la singularité ; la littérature est le lieu où l’on peut se singulariser. Quelqu’un m’a dit que je suis un auteur social-démocrate ; dans mes livres, il n’y a pas de personnage qui prend le pouvoir…

Vous êtes en même temps une auteure engagée, non ? Votre texte par exemple pour SOS Méditerranée, «Un havre sûr» n’est-il pas clairement politique ?

Oui, la notoriété qui est la mienne fait que je peux répondre. C’est important. J’avais déjà écrit il y a dix ans, à partir du naufrage en Méditerranée du 5 octobre 2013. J’ai conçu À ce stade de la nuit, comme une nocturne en musique, une espèce de méditation pour penser la question des naufrages en Méditerranée et les États européens qui laissent mourir aux portes de l’Europe, pour le dire très rapidement. Le texte m’a valu des critiques sur le plan politique.

Mon engagement en tant qu’écrivain est dans la langue, dans l’attention que je mets aux situations, la radicalité avec laquelle je fais mon travail. Je mets l’attention au premier chef, elle est consubstantielle au geste littéraire, à rebours des jeux de temporalité de la modernité.

Que pensez-vous de l’adaptation au cinéma de vos romans ?

Corniche Kennedy et Réparer les vivants ont été adaptés. J’aime l’idée d’une prolifération, il y a quelque chose d’extrêmement tonique en cela ; l’œuvre se métamorphose. Il ne faut pas être petit propriétaire de son travail ; il faut lâcher cette espèce de doxa que tout auteur prétend avoir sur son travail. Il n’y a pas de vérité sur un texte. Le livre a cela de magique d’être le même pour tout le monde mais aussi singulier.


Multirécompenses
Les romans et nouvelles de Maylis de Kérangal ont été récompensés par de nombreux prix littéraires prestigieux tels que le prix Médicis en 2010 pour Naissance d’un pont, le prix Landerneau pour Tangente vers l'est (Verticales, 2012), et plusieurs prix pour Réparer les vivants (Gallimard, 2015), un succès fulgurant, traduit en 13 langues et adapté au cinéma et au théâtre. Son œuvre complète a reçu le Grand Prix de littérature Henri-Gal de l'Académie française en 2014. En 2020, elle est invitée à Sciences Po Paris comme titulaire de la chaire d’écrivain en résidence – rattachée au Centre d’écriture et de rhétorique. 

De Kérangal, son nom à lui seul est une invitation au voyage, comme elle n’aura de cesse de le faire dans sa littérature dont elle dit d’ailleurs qu’elle est déplacement. De l’Amérique avec Naissance d’un pont (Gallimard, 2020) aux arcanes d'un hôpital et d’une opération de transplantation cardiaque, de la Ford Mustang et du Transsibérien dans Canoës (Verticales, 2021),...

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