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Le prix tout juste

Jamais en vérité bombe à retardement n’aura mieux mérité son nom que cette énorme masse de migrants syriens venue se greffer, au fil des ans, sur l’organisme libanais. Car non seulement les effets pervers de ce phénomène ont immanquablement fini, à la longue, par apparaître au sein de la population, avec la montée du chauvinisme et du racisme et la dangereuse multiplication des incidents sécuritaires. Mais longtemps sourds au tic-tac du chronomètre, c’est maintenant seulement – soit douze ans après le déferlement des premières vagues – que les fractions politiques locales s’alarment à l’unisson d’un péril soudain devenu existentiel et que les autorités s’avisent d’agir pour tenter d’endiguer ce qui s’est mué en tsunami.


De fait, c’est tout un assortiment de mesures affectant l’ensemble du territoire, mettant même à contribution maires et conseils municipaux, qu’annonçait fiévreusement mercredi le ministre de l’Intérieur. Dans le feu de l’action, Bassam Maoulaoui, qui se voit apparemment déjà Premier ministre, n’a pas dédaigné les effets de manches ; soulignant qu’aucune assistance étrangère ne pourrait suffire pour nous aider à supporter le fardeau, il y est allé d’un vibrant mais passablement démagogue le Liban n’est pas à vendre : formule qui se voulait empreinte de panache au point de rendre jaloux Henri IV en personne. Ou, pour le moins, son légendaire canasson blanc.


Mais à bien y penser, qui donc parle d’acheter quand il n’y a plus grand-chose à vendre ? Quand les dirigeants libanais eux-mêmes ont donné l’exemple en matière de self-service, quand ils se sont entendus comme larrons en foire pour piller, jusqu’à l’assécher, le Trésor public ? Quand la malheureuse vache laitière, naguère opulente, n’a plus que la peau sur les os ? Quand les zones d’ombre n’épargnent pas même ces fonds d’urgence que sont les tirages spéciaux du FMI qui se sont évaporés à peine tirés ? Quand des milliers de naturalisations irrégulières ont été opérées par des hauts responsables à des fins mercantiles, ou alors pour se gagner, par bus entiers, des électeurs saisonniers ? Quand des produits aussi précieux que les médicaments et la farine, subventionnés par un État libanais exsangue, continuent à ce jour d’être acheminés par contrebande en Syrie ?


Que le Liban ne soit pas à vendre, cela crève les yeux, Monsieur le Ministre ; n’est-il pas néanmoins grand temps qu’il apprenne plutôt à mieux se vendre aux yeux de l’étranger comme de ses propres citoyens ? Ce n’est pas seulement là affaire d’image. Autant est décrié, méprisé jusqu’à l’insulte, le gros de l’establishment politique de notre pays, autant est reconnu et vanté, en revanche, le dynamisme de sa population et de sa communauté entrepreneuriale. Davantage peut-être que les hypothétiques prêts et donations de la communauté internationale, un sain programme de privatisations rendrait la vie plus facile au peuple spolié. Qu’il s’agisse d’électricité, de télécommunications ou de transports publics, l’émulation entre exploitants concurrents ne pourrait que bénéficier à l’usager, en termes de prestations comme de tarif. Mieux encore, et sans jamais avoir à se dessaisir, même momentanément, de ses ressources, l’État pourrait recourir à des PPP (partenariats entre secteurs public et privé).


D’aussi alléchantes perspectives sont tout aussi vulnérables toutefois que le pot au lait de Perrette dont La Fontaine nous contait la mésaventure. Il va de soi en effet que privatisations et triple P n’auraient quelque chance de nous procurer une existence normale que si politique et religion étaient interdites d’affairisme. À défaut, on n’aurait fait que tourner en rond, que revenir sans cesse à la case départ, que céder une fois de plus (et à vil prix !) notre sort aux commerçants de la chose publique, quand bien même le Liban ne serait, encore et toujours, pas à vendre.


Pour clore cet ubuesque chapitre sur la valeur marchande des pays, on méditera cette notion de juste prix dont le théologien et philosophe Thomas d’Aquin fut l’illustre théoricien : juste pour l’un et l’autre des contractants, mais juste aussi pour l’ensemble de la société. Que l’on imagine un peu néanmoins la cohorte d’élus du Ciel qu’il faudrait mobiliser pour une version libanaise du prodige.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Jamais en vérité bombe à retardement n’aura mieux mérité son nom que cette énorme masse de migrants syriens venue se greffer, au fil des ans, sur l’organisme libanais. Car non seulement les effets pervers de ce phénomène ont immanquablement fini, à la longue, par apparaître au sein de la population, avec la montée du chauvinisme et du racisme et la dangereuse multiplication des...