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Idées - Commentaire

Le Liban face au dilemme de la présidentielle

Le Liban face au dilemme de la présidentielle

Le drapeau libanais mis en berne au palais présidentiel à Baabda, le 1er novembre 2022, au lendemain du départ de l’ex-président Michel Aoun. Photo d’archives Dalati Nohra

La difficile succession du président Michel Aoun, à bientôt un an de la fin de son mandat, ne cesse de peser de tout son poids sur le fonctionnement du système politique libanais – en réalité, sur son dysfonctionnement. Une nouvelle fois, le processus de l’élection présidentielle a pris le chemin d’une impasse. Une nouvelle fois encore, la classe politique, représentée par ses responsables communautaires, use du cadre constitutionnel qui régit l’élection comme une camelote juridique disputée au gré des spéculations de juristes d’occasion. Une nouvelle fois, enfin, les grandes – et moins grandes – puissances sont sommées de venir extraire des fonds marécageux dans lesquels il s’est embourbé, un navire chaviré par les soins malhonnêtes de capitaines sans foi ni boussole. La vacance qui survient dans les pires moments de la vie d’un pays touche le sommet de l’État. Pourtant, les critiques adressées, dès sa signature, à l’accord de Taëf n’avaient pas manqué de relever que la fonction présidentielle y avait été dépouillée de ses moyens effectifs de régulation. N’était-ce pas là le sens de la réforme votée alors par ceux qui avaient presque fait de la guerre libanaise de 1975 une lutte pour la réduction des prérogatives présidentielles et pour l’entrée dans une ère nouvelle de collégialité ministérielle ? Pour qui parcourt les amendements constitutionnels, votés par la suite au Liban dans la foulée de l’accord, la fonction présidentielle est frappée d’une compétence bridée. Le trop-plein d’attributs présidentiels énumérés solennellement par la Constitution amendée couvre mal en réalité le trop peu de compétences effectives qui lui sont dévolues.

Compétences bridées

Le président de la République est ainsi le chef de l’État et le « symbole de l’unité nationale », et préside, s’il le veut, le Conseil des ministres sans prendre part aux décisions qui en émanent. Il est le chef des armées, mais ces dernières relèvent de l’autorité du gouvernement. Il peut demander une seconde lecture des lois, mais, en cas de confirmation par le Parlement de la loi, le président de la République doit la promulguer. Il nomme le président du Conseil des ministres, certes, mais seulement à la suite de consultations parlementaires dont les résultats l’obligent. Enfin, la dissolution de l’Assemblée nationale ne relève pas de sa compétence, mais – à sa demande et sur des questions de nature budgétaire – de celle du gouvernement. Telles sont certaines des compétences attachées à sa fonction présidentielle. Sauf que le Liban n’est pas une République parlementaire classique. Son régime juridique recouvre un système communautaire transactionnel. C’est pourquoi appliquer les nouvelles dispositions de la Constitution à la lettre ne pouvait que conduire à la marginalisation de la communauté chrétienne à travers l’affaiblissement de la titulature maronite de la présidence de la République. D’où le recours à des aménagements telle l’invention, à l’époque du président Élias Hraoui (1989-1998), de la formule dite de la « troïka », qui donnait à penser que le pouvoir était concentré dans un triumvirat communautaire. De là découle aussi le fait que le président de la République en soit venu à présider pratiquement toutes les réunions du Conseil des ministres et que ces dernières se tiennent au palais présidentiel (alors qu’un lieu neutre entre Baabda et le Sérail avait été initialement adopté). Et c’est aussi pour cette raison que l’accord de Doha de 2008 a introduit la possibilité qu’un quota de ministres puisse être dévolu au président le République lors de la formation des gouvernements. Ce furent là des aménagements d’opportunité caractéristiques d’un régime politique adaptatif, capable de faire prévaloir des modalités concertées et agréées de gouvernement sur le seul recours au droit écrit. En somme, la pratique politique libanaise était venue, comme à l’habitude, tempérer la littéralité du texte constitutionnel par l’aménagement consensuel du contexte confessionnel. Telles furent en tout cas les modalités de gouvernement et les débuts de « coutumes » de nature constitutionnelle qui ont, en quelque sorte, « rééquilibré » les pouvoirs afin que la règle d’égale participation et de coexistence l’emporte sur l’ordonnancement pyramidal des règles constitutionnelles. Dans le cadre des deux premiers mandats présidentiels de la « République de Taëf », la place du chef de l’État a ainsi retrouvé symboliquement quelque chose de sa centralité sans que la réalité du pouvoir change de lieu. Il est vrai, toutefois, que le véritable régulateur véritable fut alors la Syrie qui s’assurait des orientations de la République, assurait l’autorité et la stabilité de la fonction présidentielle et bénéficiait en retour de la couverture nécessaire à son occupation. Les choses entrèrent en crise après le départ des troupes syriennes du Liban. Le jeu politique était désormais ouvert. Il n’existait pas plus d’arbitre que de dominateur ou d’entente communs entre les protagonistes sur l’orientation politique du pays. Les crises qui s’ensuivirent parlèrent d’elles-mêmes, se traduisant par des vacances présidentielles aux échéances de 2007, 2014 et 2022. Fort de leur alliance avec le général Aoun dès 2006, le Hezbollah réclamait à chaque fois des garanties au plan de la formation des gouvernements, comme l’obtention d’une minorité de blocage. Faute de quoi, le blocage s’exerça autrement – des « sit-in » face au Sérail aux multiples paralysies institutionnelles infligées afin d’imposer l’élection de leur candidat (comme celle d’aujourd’hui). Pour comprendre ce branle-bas de combat permanent autour de la fonction présidentielle, il est nécessaire de mesurer en quoi son rôle a changé.

Fonction métamorphosée

Dans le régime politique libanais, le président de la République était la clef de voûte des institutions. La Constitution de 1926 lui accordait des pouvoirs formels importants, mais impossibles à exercer sans consensus : ces pouvoirs étaient devenus à la veille de la guerre libanaise l’objet de critiques imputant au « maronitisme politique », comme aujourd’hui à la partie chiite, une influence communautaire dominante. Aujourd’hui, après Taëf, la réalité est plus banale. Normalisé, le rôle présidentiel est devenu de préséance – non dénuée toutefois de prises d’initiatives courageuses, comme l’éphémère déclaration de Baabda en juin 2012. Toutefois, avec le mandat du président Aoun, mené en entente avec le Hezbollah, l’État a été divisé en parts distinctes : l’État sécuritaire, dans lequel le Hezbollah contrôle la quasi-totalité des organismes de sécurité ainsi que les frontières, le port et l’aéroport ; l’État utile, avec ses ministères à retombées financières ou à emplois fictifs à partager entre « alliés » ; et l’État administratif, source de hochets honorifiques pour courtisans et affidés en recherche d’honneurs. Au terme de cette tripartition fonctionnelle, le Hezbollah s’est trouvé en posture de faire accepter sa domination en achetant le silence officiel sur son armement et sur sa stratégie de domination d’alignement régional. On comprend dans ce cas la volonté de la milice-parti de reconduire à l’identique cette formule bien pratique…

La deuxième métamorphose de la présidence au Liban est la « militarisation » de la fonction. Qu’on nous entende bien : le Liban, du fait de sa nature confessionnelle composite et turbulente, est loin des présidences issues d’un coup d’État qui ont essaimé dans la région à partir des années 1950. Cependant, à la suite du chehabisme, le recours au commandant en chef de l’armée comme potentiel et commode équivalent d’un pouvoir civil miné par les contradictions communautaires et les contre-indications régionales avait réussi par trois fois à s’imposer. Il faut certes souhaiter qu’en saine logique démocratique, l’autorité (fût-elle symbolique) du fusil ne remplace pas le jeu des partis ; même en ces temps de misère politique où un parti ambitionne d’unifier les fusils... Mais alors que la décomposition guette toujours plus le régime politique, l’armée libanaise a projeté sur la durée l’image d’une institution, fragile, certes, mais unie, qui est parvenue à se détacher sur le fond chaotique et morcelé du pays. Ses chefs ont ainsi fini par devenir les symboles d’une harmonie perdue. En définitive, les nations ont, selon les circonstances qu’elles traversent, des incarnations de salut qui échappent à la seule logique des normes.

Enfin, le dernier avatar de la fonction présidentielle est son internationalisation. On le savait, le régime libanais est un système ouvert à toutes les ingérences. Les attaches aux axes régionaux de ses hommes et partis politiques, les tropismes idéologiques qui les attirent vers des pôles culturels et religieux opposés, l’instabilité d’un État-tampon ballotté entre des voisins antagonistes, le « grand jeu » de la politique internationale ont transformé durablement le Liban en un État vulnérable. De ce fait, une élection présidentielle aux effets plus que limités au plan international prend des proportions démesurées. En réalité, la seule équation qui compte est celle de l’antagonisme irano-américain qui fait du Liban, pour l’Iran, un front stratégique de dissuasion militaire contre Israël ; et, pour les États-Unis, un miroir dans lequel ils craignent, à tout le moins, de voir se refléter une image flétrie de leur influence.

Pour sa chance, le Liban bénéficie de l’appui de deux États dont l’attachement à l’existence d’un pays souverain ne souffre pas d’ambiguïté : la France et le Vatican. La France, en particulier, a initié au Liban une médiation qui s’inscrit dans la foulée de sa diplomatie consécutive à la double explosion survenue au port de Beyrouth. Son action diplomatique s’est caractérisée par une implication continue, passant de la condamnation intempestive de la classe dirigeante libanaise à une composition amicale avec ses chefs les plus en vue pour sortir du blocage politique. Du moralisme au réalisme, le pas fut franchi, non sans créer une perplexité certaine : in fine, la proposition de compromis qui fut présentée avalisait la candidature proposée pour la présidence de la République par le Hezbollah. Ce qui contribuait à faire du médiateur, à son corps défendant, une partie au conflit. Il est vrai qu’au départ, la suggestion était celle du choix d’un tandem exécutif. Dans l’ordre politique libanais, cette suggestion, comme scellant une alliance entre la notabilité et la réforme, est apparue pourtant déséquilibrée dans la mesure où elle favorisait la durée au pouvoir de la présidence de la République face à la dépendance aux aléas parlementaires de celle du Conseil des ministres.

La réussite de la médiation française réside toutefois dans le portage international qu’elle a établi avec des puissances d’influence au Liban. À défaut de permettre de trouver plus rapidement une solution à la crise institutionnelle, cette internationalisation de la question ouvre néanmoins, en attendant le sursaut libanais, la possibilité de tenter les ouvertures nécessaires à un apaisement régional. L’occasion serait alors unique pour s’attaquer à un rapprochement interne essentiel autour de la question urgente de la déferlante migratoire syrienne avec des partenaires internationaux déjà mobilisés. Sans jamais perdre de vue l’enjeu réel de la présidentielle actuelle, qui est de savoir si l’on peut sans conséquences reconduire au sommet de l’État l’équation qui fait de la soumission à la volonté unilatérale de l’une des parties, la condition de la stabilité du Liban tout entier.

Par Joseph MAÏLA

Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris)

Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ

La difficile succession du président Michel Aoun, à bientôt un an de la fin de son mandat, ne cesse de peser de tout son poids sur le fonctionnement du système politique libanais – en réalité, sur son dysfonctionnement. Une nouvelle fois, le processus de l’élection présidentielle a pris le chemin d’une impasse. Une nouvelle fois encore, la classe politique, représentée...

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