Début de soirée ordinaire en banlieue parisienne. C’est l’été, il fait chaud et l’ennui adolescent se mêle à la folle envie de vivre. Samy est à moto. Avec sa machine, il tourne autour de son territoire de vie, les immeubles, la place publique, la pyramide. Il aimerait bien tomber sur la fille qui lui déclenche « un mammouth de feu dans le ventre » depuis que le prof l’an dernier les a placés côte-à-côte, mais c’est son frère, Chérif, qu’il rencontre dans le quartier et Chérif lui demande de transporter un sac de charbon pour le barbecue des copains. Samy boude, ce n’était pas dans son programme, mais il s’exécute puis repart sur sa bécane avec son copain Bak.
Dans le quartier, les jeunes commencent à s’installer autour de la place, les merguez crépitent sur le barbecue bricolé, il y a la musique, les corps en mouvement, un peu de joie dans la chaleur d’été. Et puis arrive la police. Les jeunes savent qu’ils vont pour la énième fois décliner leur identité ; leur existence est rythmée par les rondes de police et les harcèlements répétés, insultes, garde à vue, tabassage, amendes, ils ont l’habitude. Mais ce soir, quelque chose de différent émerge du ton et des gestes des policiers plus énervés que de coutume. Il semble qu’ils mettent une ardeur encore plus intense à déloger de l’espace public les jeunes du quartier qui mettent de la musique, dansent, boivent et se grillent des saucisses. Deux policiers suivent Samy et Bak qui s’accrochent à leur moto. Des coups sont tirés dans le dos des jeunes. Samy tombe.
Deux grands moments forment la base architecturale de ce roman : la soirée où Samy est tué et puis la préparation de la réaction du groupe à ce meurtre.
À ces deux moments font écho deux espaces du récit : l’espace du dessus et l’espace souterrain dessiné par le parking, véritable personnage vivant de ce roman, lieu de retrouvailles des jeunes du quartier depuis leur enfance, refuge dans le ventre de la banlieue.
Ces deux niveaux spatiaux dialoguent en miroir et prennent toute leur ampleur, réelle et symbolique, lors de la préparation de la réaction des jeunes à la mort de Samy.
Diaty Diallo va chercher ses mots, ses phrases et leur rythme musical dans les profondeurs des souterrains. Elle plonge dans les caves du langage où vivent ses personnages et fait remonter à la surface une langue littéraire riche, généreuse et poétique.
C’est une exploration du langage au plus près des dominés et de leurs corps empêchés de se mouvoir dans l’espace public.
Le roman puise dans la langue cinématographique mais aussi dans le langage musical. Outre l’évocation de chansons et une playlist proposée en fin de roman au lecteur, chaque phrase semble être modulée par la musique : « Tonalités tristes crescendo vers aigus acides. Trémolos d’un cœur dans un estomac métallique annonciateurs d’une grand-messe à quatre temps. »
La poésie est aussi dans l’attention des personnages à l’environnement, aux plantes qui poussent dans les terrains vagues ou sur le ciment du toit d’un immeuble ; « ça pousse là où les gens pissent à la belle étoile, sous le ciel quadrillé par le tracé laiteux des avions ; trois fleurs roses de trèfle. »
Après la mort de Samy, la bande de frères et d’amis organise une réponse symbolique et poétique, révoltée et spectaculaire. Toute cette deuxième partie du roman explore des formes de résistance organisée car « quand une personne est arrachée trop tôt à sa vie, la souffrance déborde de son foyer pour atteindre la rue. C’est une communauté qui a mal. »
Dans ce processus, la bienveillance à l’intérieur de la bande prend tout son sens. L’attention, le souci de l’autre et la prévenance pour ses peines parcourent les relations de tous les jours et se renforcent avec la tragédie de Samy. Cette fraternité rassure et réconforte, ranime et revigore.
Ainsi, Astor qui organise le grand hommage à Samy, s’adresse dans son cœur à Chérif, le frère endeuillé : « À quoi penses-tu Chérif ? Est-ce que tu peux penser encore ? Tu as l’air tout petit sous les draps, tu as refermé les yeux (…) tu fais semblant de dormir, t’essayes de tromper la vie. (…) Tu ne rêveras plus. J’essaierai pour deux. Je t’enveloppe de mon amour ma vie, mon amour de frère d’immeuble. Toi Chérif de la fenêtre en face de la mienne, enfin, à quelques étages près. Tu me sauras là pour la suite. »
Deux secondes d’air qui brûle est un roman poignant sur le deuil et son impossibilité à accomplir, sur la ville et sa violence, sur les corps dominés, sur l’amitié, sur la subversion et sur la respiration comme expérience politique.
Salma Kojok
Deux secondes d’air qui brûle de Diaty Diallo, Seuil, 2022, 168 p.
Diaty Diallo au festival :
Écrire sa ville, rencontre avec Diaty Diallo, Camille Ammoun, Joseph Safieddine et Dima Samaha (modératrice), samedi 7 octobre à 13h, ESA, Agora.
Intégration et discrimination : qu’en dit la littérature ?, rencontre avec Elgas, Diaty Diallo et Salma Kojok, dimanche 8 octobre à 14h, ESA, Agora.