Critiques littéraires

François Beaune et la vie des autres

François Beaune et la vie des autres

© Francesca Montovani

Écrivain voyageur, généreux et talentueux, François Beaune construit son œuvre en donnant à entendre les voix du monde, celles de personnes aux « vies banalement singulières qui s’inventent chaque jour, comme on le fait tous, des raisons de cultiver son jardin ».

D’un voyage dans l’Oural, entrepris entre 2019 et 2020 avec le photographe Bruno Boudjelal, François Beaune nous livre une galerie de portraits. Le livre Satka ou la conquête de l’Est s’ouvre sur 32 photographies qui donnent à voir et à ressentir les visages et les paysages, souvent dans des formes de brouillards suggestifs du trouble et de la pudeur à pénétrer l’intimité des êtres.

La ville de Satka a été bâtie au XVIIIe siècle autour de l’activité minière. Son histoire se mêle à celle du servage, de l’exploitation coloniale et de la révolution industrielle en Russie. La découverte, au début du XXe siècle, de la magnésite, utilisée dans la fabrication des briques réfractaires, transforme l’architecture de Satka et les rapports sociaux. Aujourd’hui, la magnésite est toujours au cœur de l’activité de la ville avec la toute puissante usine Magnezit, aux mains d’une oligarchie locale qui domine les rapports économiques et pèse également sur la politique sociale et culturelle de la ville.

Satka ou la conquête de l’Est nous montre les réalités de cette ville à travers la parole de celles et ceux qui y vivent. Dans les récits des différentes générations défilent ainsi des histoires d’amour, les conditions de travail, ce que la vie fait aux corps, leurs grâce et leurs disgrâces, mais aussi la folie des hommes, leur besoin de bâtir, les compromissions avec le quotidien ou les accommodements politiques.

Avec Svetlana la guide-interprète, Vassili le technicien, Alexandre le dissident, Faïna la commerçante et tous les autres, nous entrons dans une part intime des personnages. Leurs paroles disent les blessures, les guerres et les différents déplacements forcés des populations dans l’histoire russe. Elles racontent aussi les rêves des individus, leurs quotidiens faits de rires et de peines, de luttes et de légèreté. Le lecteur se retrouve souvent au cœur de l’intimité des personnages, comme lorsque Jeannette 84 ans raconte son amour pour Raïs mort subitement et confie « pendant des mois, après ça, je ne sentais plus le sol sous mes pieds. J’étais dans un brouillard. Aujourd’hui, je vais lui rendre visite au cimetière, je mange avec lui sur sa tombe ».

Dans ce récit, les voix forment une tresse avec trois éléments en dialogue : la parole des personnages, la musique de l’Oural et la voix de la narration. Cette troisième voix, celle de l’auteur, distribue quelques éléments de compréhension, comme un dramaturge proposerait des didascalies pour mieux mettre en valeur la vie des véritables auteurs de cette histoire : les habitants de Satka.

L’œuvre littéraire de François Beaune est, depuis les débuts, fortement inspirée du réel et de la vie des autres. À l’heure où l’autofiction sature les parutions éditoriales, lui choisit d’inscrire son projet dans l’accueil des mots des anonymes et édifie l’espace littéraire en champs de résonnance de la parole des autres.

Comme il l’explicite dans l’ouvrage Pour une littérature brute, dans cette entreprise, l’auteur « a un grand rôle à jouer afin de restituer l’épaisseur de la parole, de lui donner un sens, une dramaturgie et de permettre l’émotion, l’empathie nécessaire à toute expérience d’altérité ».

L’altérité est en effet au centre de l’écriture de François Beaune et ce processus d’écoute d’autrui pousse à une forme d’altération, au sens où l’entendent les sciences physiques, car, au contact véritable de l’autre, quelque chose en nous s’altère, se transforme.

Le temps de la lecture, les frontières sont ainsi brisées et l’Oural même n’est plus une montagne-frontière qui divise  ; elle devient l’incarnation du trait d’union qu’offre la littérature, un espace d’illusions où les frontières géographiques, linguistiques et narratives s’envolent pour permettre une véritable expérience esthétique et de belles rencontres humaines.

Salma Kojok

Satka ou la conquête de l’Est de François Beaune et Bruno Boudjelal, éditions L’Ire des marges, 2023, 150 p.

François Beaune. Pour une littérature brute, sous la direction de Stéphane Bikalio, éditions L’Ire des marges, 2023, 206 p.

François Beaune au festival :

À la recherche de Francis El-Boune, lecture performée de Omar Abi Azar et François Beaune, lundi 2 octobre à 20h, Baalbeck, Hôtel Palmyra et samedi 7 octobre à 15h, ESA, Agora.

Récits de Russie : les images qui racontent, rencontre avec Nicolas Wild, François Beaune et Stéphanie Khouri (modératrice), samedi 7 octobre à 16h45, ESA, Auditorium Fattal.

Écrivain voyageur, généreux et talentueux, François Beaune construit son œuvre en donnant à entendre les voix du monde, celles de personnes aux « vies banalement singulières qui s’inventent chaque jour, comme on le fait tous, des raisons de cultiver son jardin ».D’un voyage dans l’Oural, entrepris entre 2019 et 2020 avec le photographe Bruno Boudjelal, François...

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