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Farouk Mardam Bey, navigateur intranquille de la littérature arabe

Farouk Mardam Bey, navigateur intranquille de la littérature arabe

Naguib Mahfouz et Farouk Mardam-Bey, Le Caire, 1999.. D.R.

Lorsque Pierre Bernard fonde Sindbad en 1972, elle était « la première et seule maison d’édition française exclusivement consacrée à la culture arabo-musulmane ». Les grands classiques de la littérature arabe, de grands noms du roman comme Naguib Mahfouz, Tayyeb Salih et d’autres paraissent dans la langue de Molière. Sindbad pouvait s’enorgueillir d’une cinquantaine de titres traduits auxquels s’ajoute une quinzaine d’autres publiés par Actes Sud, fondée en 1978 par Hubert Nyssen. En 1995, date à laquelle Sindbad s’intègre à la maison d’édition arlésienne Actes Sud, Farouk Mardam Bey prend la direction de la collection. Seul maître à bord, infatigable, il poursuit contre vents et marées la mission ardente de révéler la richesse et la diversité de la littérature arabe. Près de 300 titres traduits ont été publiés sous sa houlette. C’est un Farouk Mardam Bey sans illusions sur la santé de la traduction du livre arabe que nous avons rencontré, mais toujours aussi vif, combatif et passionné.

Tout en continuant à mettre à l’honneur l’héritage littéraire classique, Farouk Mardam Bey s’oriente davantage vers la littérature romanesque contemporaine devenue de plus en plus foisonnante. La poésie arabe moderne traduite a son petit public  ; Sindbad en publie au compte-gouttes en se limitant aux poètes unanimement reconnus comme les plus grands. Le théâtre est le parent pauvre des sorties en librairies : « La difficulté en France, explique-t-il, réside dans le fait que la mise en scène préalable d’une pièce est une condition sine qua non à sa publication. En règle générale, les textes se vendent lors des représentations théâtrales. » Deux pièces de Saadallah Wannous sont passées entre les mailles du filet.

Pour dresser un bilan de la traduction de l’arabe en France, Farouk Mardam Bey est moins enthousiaste qu’il y a quelques années. Aujourd’hui, il semble plus mitigé car « les difficultés sont énormes », avoue-t-il. Sindbad avait commencé à publier 20 titres par an, dont une douzaine de traductions. Le nombre était tombé à huit. Cette année, il a fallu se restreindre à quatre.

Comment sélectionner les nouveaux titres quand la production croît considérablement, le nombre de titres à publier s’effondre et nul ne possède l’alchimie qui fait le succès d’un livre ? Le monde arabe publie de la littérature sans commune mesure avec le passé. Pour nous faire une petite idée, « 71 nouveaux romans, 33 recueils de nouvelles et 48 recueils de poèmes écrits en arabe ont été publiés en 2022 au Maroc. En Égypte, le nombre est multiplié par cinq. Les autres pays arabes, y compris l’Arabie saoudite et les pays du Golfe, ne sont pas en reste. Et malgré la crise multiforme, les éditeurs libanais, comme Dâr Al-Adâb, Dâr Al-Sâqî, Hachette-Antoine ou L’Orient des Livres, restent très actifs. La pression est telle que la situation est devenue difficilement gérable. En plus de cela, il faut continuer à suivre les anciens auteurs de la maison. » Alors qu’auparavant, il parvenait à sortir, de temps à autre, un ouvrage universitaire pointu, maintenant c’est fini.

Avec le raz de marée de production écrite, tout choix recèle forcément une part d’aléatoire. On pourrait supposer que les livres à scandale pourraient être plus attractifs. Rien n’est moins sûr, constate Farouk Mardam Bey. Ses choix sont fondés sur des critères objectifs comme l’actualité thématique, la construction intelligente et fine de la narration ainsi que la maîtrise des niveaux de langue, mais il y a aussi les coups de cœur et ses goûts personnels. Il est aujourd’hui plus attentif à la littérature des pays du Maghreb « très rarement traduite car toujours considérée, à tort, comme francophone ». Quoi qu’il en soit, il est prompt à défendre chaque titre sélectionné d’un regard analytique et enthousiaste.

Depuis 2015, il observe, en France, le lent déclin de l’engouement pour les littératures étrangères, toutes langues confondues. La traduction de l’arabe, qui atteint à peine 0,5% de l’ensemble, se retrouve dans une situation extrêmement compliquée. Un cercle vicieux s’installe : la baisse des chiffres de vente freine les maisons d’édition qui en publient de moins en moins.

L’arabe, de surcroît, subit l’attitude de rejet liée à l’islamophobie ambiante. Quand bien même la littérature arabe est transgressive, notamment vis-à-vis de l’islam, de nombreux libraires sont réticents à en proposer à leur clientèle. Cette anecdote qu’il raconte nous arrache un sourire amer : « Je lisais un roman arabe dans le métro. Une dame d’un certain âge, assise à côté de moi, se tourne et me demande : ‘‘Lisez-vous le Coran ?’’ Je lui réponds : ‘‘Non madame, c’est un roman érotique’’. »

D’autres maisons d’édition françaises, grandes ou petites, publient un titre par-ci un autre par-là au gré de recommandations qui leur sont faites ou de l’annonce des prix littéraires. Une frilosité qui s’explique, outre la peur de ne pas rentrer dans leurs frais, par le fait qu’elles n’ont pas d’arabisants au sein de leurs équipes et ne sont pas prêtes à se donner les moyens de recruter.

Dresser un bilan global revient, selon lui, à prendre la mesure de la pérennité des auteurs traduits dans le paysage éditorial et culturel français. Et de nuancer son propos : « Lorsqu’on prend par exemple la liste des prix Goncourt ou Renaudot d’il y a 50 ans, qui sont ceux ou celles dont on se souvient encore ? Les succès sont souvent éphémères, mais il n’est pas rare que des noms s’inscrivent dans la durée. Le Nobel égyptien Naguib Mahfouz et le poète palestinien Mahmoud Darwich ont acquis une place de choix dans le paysage culturel français. Adonis également, dont les premiers recueils traduits en français l’ont été chez Sindbad du temps de Pierre Bernard. » Toujours est-il que Sindbad a réussi à créer un mouvement durable et peut se réjouir de beaux succès : La Porte du soleil d’Élias Khoury, Femmes de sable et de myrrhe de Hanan al-Cheikh, Le Laboureur des eaux de Hoda Barakat, ou Les Années de Zeth de Sonallah Ibrahim comptent parmi leurs meilleures ventes. Chez Actes Sud, L’Immeuble Yacoubian d’Alaa al-Aswany fut un best-seller avec 300 000 exemplaires vendus.

Sindbad reste la collection phare de la traduction de l’arabe vers le français et peut compter sur d’excellents traducteurs. D’autres pays européens s’inspirent souvent de la traduction française pour initier la leur.

Malgré le coût de la traduction qui pourrait constituer un frein à la publication, Farouk Mardam Bey affirme que « le problème auquel est confrontée l’édition de livres arabes en français n’est pas tant une question de subvention mais comment promouvoir le livre une fois publié. Car, sauf s’il s’agit d’un grand classique, quel intérêt de traduire un livre qui in fine ne se vend pas ? »

Prenons l’exemple de la collection Sindbad jeunesse qu’Actes Sud avait lancée il y a deux ans. Les livres, bilingues, s’adressent aux 4/5 ans et aux 8/9 ans. Ils sont éducatifs, citoyens, beaux sous tous les angles. Ils sont conçus pour permettre aussi aux jeunes Arabes d’apprendre le français de façon ludique. L’accueil enthousiaste de la presse ne fut pas suivi par des ventes encourageantes. L’éditeur chevronné laisse échapper une pointe de déception : « On pouvait s’attendre à ce que les écoles primaires montrent un intérêt plus grand à les faire entrer dans leurs bibliothèques afin de montrer à leurs élèves que d’autres cultures existent, que les enfants du monde entier peuvent se ressembler… Les Arabes ou les Français d’origine arabe, issus de la classe moyenne, n’ont pas manifesté non plus l’empressement escompté. Ils s’intéressent moins à apprendre l’arabe à leurs enfants et lui préfèrent d’autres langues dominantes aujourd’hui. »

Que faire ? La traduction est indispensable, mais cela ne suffit pas. Farouk Mardam Bey ne manque pas d’idées : « Il faudrait faire connaître la littérature arabe par des expositions itinérantes, des conférences, en formant des bibliothécaires non arabisants et des libraires pour qu’ils approvisionnent leurs bibliothèques et librairies de livres traduits de l’arabe. Cela contribuerait à décloisonner la culture arabe du carcan religieux qui l’asphyxie, et à encourager d’autres maisons d’éditions à s’ouvrir davantage à l’arabe. Il faudrait réussir à susciter une émulation. »

Propos recueillis par Katia Ghosn

Sindbad au festival :

Sindbad : 50 ans de traduction entre arabe et français, rencontre avec Farouk Mardam Bey, Mathias Énard et Marie Tawk (modératrice), mercredi 4 octobre à 18h30, Fondation Charles Corm.

50 ans de Sindbad, exposition du 2 au 8 octobre pour le public, et jusqu’au 22 octobre pour les scolaires (vernissage le 4 octobre à 18h), Fondation Charles Corm.

Lorsque Pierre Bernard fonde Sindbad en 1972, elle était « la première et seule maison d’édition française exclusivement consacrée à la culture arabo-musulmane ». Les grands classiques de la littérature arabe, de grands noms du roman comme Naguib Mahfouz, Tayyeb Salih et d’autres paraissent dans la langue de Molière. Sindbad pouvait s’enorgueillir d’une...

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