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Moyen-Orient - PORTRAIT

Dorra Bouzid, alias « Leïla vous parle », pionnière de la presse féministe en Tunisie

La première journaliste tunisienne est décédée ce dimanche. Portrait d’une militante qui a toujours repoussé les limites de la censure politique.

Dorra Bouzid, alias « Leïla vous parle », pionnière de la presse féministe en Tunisie

Capture d'écran tirée du film documentaire « Dorra Bouzid, une Tunisienne, un combat », de Walid Tayaa, sorti en 2013.

Elle aimait à dire qu’il y avait pour elle deux journées de la femme. Le 8 mars, date qui fait autorité à l’international. Et puis le 13 août. Ce jour-là, en 1956, la Tunisie adoptait le code du statut personnel qui donne aux femmes une condition émancipée de l’homme. Une première dans la région. Dorra Bouzid titrait alors dans le journal tunisien L’Action (devenu Jeune Afrique) : « Les Tunisiennes sont majeures ». Journaliste engagée, elle voulait prouver une fois de plus que le progrès de son pays sur la question des femmes ne menacerait pas l’islam, que c’était à l'inverse à la religion de s’adapter à l’évolution de la société, contrairement à ce qu’en disait les « voix rétrogrades » du pays, jugeait-elle. « (Habib) Bourguiba (premier président de la République de Tunisie, NDLR), sur le plan de la condition féminine, c’était un dieu », confiait-elle au réalisateur Walid Tayaa, à l’origine d’un documentaire qui lui est consacré : Dorra Bouzid, une Tunisienne, un combat, sorti en 2013. Avec son décès dimanche 24 septembre à l’âge de 90 ans, la journaliste emporte avec elle une certaine idée de la Tunisie, qu’elle voulait libre, émancipée et juste.

Fille de syndicalistes chevronnés, elle est biberonnée aux congrès de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont le « père spirituel » – le biologique est décédé lorsqu’elle est âgée de seulement un an – Mahmoud Messadi, second époux de sa mère Cherifa, était un des leaders. Sa mère en est la seule femme membre du bureau exécutif. « L’UGTT était le vrai foyer révolutionnaire de la lutte », disait-elle – à ce jour, le syndicat est l’un des derniers bastions d’opposition à l’autoritarisme du président Kaïs Saïed. En ce début des années 1950, il souffle en Tunisie un vent chargé d'aspirations indépendantistes, mené notamment par le Destour, parti politique tunisien dont la branche moderne est menée par un certain Habib Bourguiba.

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Mais Dorra Bouzid se rêve en danseuse étoile ou bien en peintre plutôt qu’en nationaliste révolutionnaire. En dépit des récriminations de ses parents, elle fréquente en douce les beaux-arts de Tunis. Sa mère entretient d’autres projets pour elle : Dorra fera des études de pharmacie à Paris. « Malheureusement, je lui ai obéi », s’indignait-elle soixante ans plus tard.

Bourguiba mania

Tout juste débarquée dans la capitale française, la jeune femme rejoint l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET) et s’initie à l’écriture journalistique dans la petite gazette L’étudiant tunisien, scrutée par les contre-révolutionnaires qui voient d’un mauvais œil la révolte de ces jeunes exaltés recouvrir les pages du journal. De quoi attirer l’attention de Béchir Ben Yahmed, rédacteur en chef de l’hebdomadaire francophone L’Action, qui cherche une journaliste pour remplir une chronique féministe, sachant que les plumes tenues par des femmes ne sont pas légion à cette époque. Dorra Bouzid accepte. Chaque semaine, elle écrit des billets incendiaires, intitulés « Leïla vous parle », réclamant l’émancipation des femmes, le droit au divorce… Non seulement, ces articles sont écrits par une femme, une première dans l'histoire du pays, mais en plus la journaliste use d’une liberté de ton déroutante. À Tunis, le scandale laisse place à l'effarement : « Mais qui est cette Leïla ? Si je la vois, je lui tords le cou », lui transmet-on.

Dorra Bouzid n’a pas le temps de s’en émouvoir. Le 20 mars 1956, l’indépendance est proclamée dans son pays. « Il n’était pas question que je reste en France » se dit-elle. La jeune journaliste veut aider cette toute jeune République à se bâtir. Tout en reprenant l’officine de l'hôpital Habib Thameur de Tunis, devenant la première femme pharmacienne et sérologue de son pays, Dorra Bouzid continue de signer ses chroniques dans L’Action. Le 9 décembre 1957, elle écrit « Pardonnez-nous Madame Hached », un texte qui dénonce la situation de précarité dans laquelle se trouve la famille du syndicaliste assassiné Farhat Hached. « Ça a été tellement fort que même Bourguiba s’en est ému », se souvient-elle. « Ma porte te sera toujours ouverte » lui assure le président. Dorra Bouzid nourrit une solide fascination pour ce dirigeant socialiste formé en France, fer de lance de l’indépendance et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

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Si bien qu’elle ne voit même pas que son modèle prend des allures de despote. Quand des manifestations étudiantes éclatent au milieu des années 1960 contre le pouvoir, elle interpelle, incrédule : « Étudiants en colère : pourquoi ? » Parti unique, culte de la personnalité… « Je n’avais pas compris qu’il était en train de devenir un dictateur », assume-t-elle face au réalisateur Walid Tayaa. En attendant, Dorra Bouzid divorce de son mari, obtient la garde de sa fille Raja Ben Ayed, qui racontera plus tard avoir été captivée par cette mère à la fois terriblement absente et infiniment inspirante. En 1965, la Tunisienne cofonde le magazine Faïza, censée être une revue féminine qu’elle transforme en inventaire féministe tourné vers des sujets de société, de politique, voire de géopolitique. Son obsession : que la femme tunisienne accède à l’indépendance économique et puisse contribuer à l’essor général du pays. En 1968, le gouvernement socialiste crée une agence étatique de la communication, dynamitant le secteur de la publicité. Faïza, qui ne vivait que des réclames, doit mettre la clef sous la porte.

Ni orientaliste ni occidentale 

Dorra Bouzid revient à ses premières amours. En 1973, elle crée le journal culturel Tunis Hebdo et se positionne en faveur des artistes, repoussant inlassablement les limites de la censure politique. Dans les années 1980, elle monte la branche « danse » du festival de Carthage, où se produiront amateurs et virtuoses tunisiens dont elle lance la carrière dans le théâtre romain, noir de monde. En 1996, Dorra Bouzid sort son premier livre École de Tunis en référence au mouvement pictural lancé en 1949 en Tunisie. Une peinture « ni orientaliste ni occidentale » qui met à l’honneur Ammar Farhat, Hassen Soufi, ou encore Zubeir Turki. « Je suis contente de montrer que la Tunisie n’exporte pas uniquement des olives, de l’huile et des tomates, mais également de la culture », insiste-t-elle dans les colonnes de L’Orient-Le Jour, lors d’une interview réalisée en mars 1998.

Son allure accompagne ce changement. Certains voudraient voir dans ces mèches folles qu’elle teint en orange, son khôl copieusement appliqué sur ses paupières ou sa bouche invariablement peinte en rouge, des indices supplémentaires de la singularité qu’elle a cultivée tout au long de sa carrière. Marginale et dérangeante, Dorra Bouzid n’a jamais obtenu de carte de presse malgré les 9 médias qu’elle fonde et la dizaine de projets auxquels elle collabore. La reconnaissance officielle, elle la trouve en France, en 2010, quand Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, lui remet les insignes d'« officier des arts et des lettres ».

Dorra Bouzid, décorée par Frédéric Mitterrand, le 24 octobre 2010, à l'ambassade de France. Photo tirée du compte Facebook Dorra Bouzid Journaliste

Après les années Zine el-Abidine Ben Ali, élu président en 1987 dans un contexte marqué par la montée de l’islamisme au Moyen-Orient, Dorra Bouzid semblait reprendre espoir. En 2011, alors que le printemps arabe gronde et émet ses premiers vrombissements en Tunisie, la journaliste observe une fois de plus la révolution naissante avec un œil confiant et bienveillant. « Je fais partie des gens optimistes », racontait-elle en 2013. Son optimisme l’a-t-il suivi dans ses vieux jours ? Après l’échec du printemps arabe, Kaïs Saïed devient président de la Tunisie en 2019 et opère progressivement un tournant autoritaire, menaçant brutalement ce qu’il reste des médias indépendants. Difficile à savoir, Dorra Bouzid ne s’était plus exprimée publiquement depuis plusieurs années.

Elle aimait à dire qu’il y avait pour elle deux journées de la femme. Le 8 mars, date qui fait autorité à l’international. Et puis le 13 août. Ce jour-là, en 1956, la Tunisie adoptait le code du statut personnel qui donne aux femmes une condition émancipée de l’homme. Une première dans la région. Dorra Bouzid titrait alors dans le journal tunisien L’Action (devenu...

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