« Nikol est un traître », « Turcs ! », en référence au génocide de 1915. Les cris des manifestants rassemblés par centaines, puis milliers sur la place de la République à Erevan, dès le 20 septembre, affichent le ressentiment d’une partie des Arméniens suite à la guerre éclair menée mardi par l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh. Au cœur des critiques, le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian. « Ce n’est rien d’autre que de la trahison, fulmine Alison Tahmizian Meuse, une activiste américano-arménienne vivant entre Erevan et le Haut-Karabakh, qui s’est mêlée à la foule. Pachinian ne pourra jamais se rattraper de ce qu’il a fait : priver les générations futures de leur patrie. » Si l’enclave à majorité arménienne est reconnue au niveau international comme faisant partie de l'Azerbaïdjan, elle est considérée par beaucoup d’Arméniens comme le berceau de leur nation millénaire.
Mais une administration locale y a proclamé son indépendance en 1991, après l'effondrement de l'Union soviétique. Mercredi, un jour après le début de son offensive, Bakou a conclu avec les autorités séparatistes un accord de cessez-le-feu, qui prévoit la « réintégration » du territoire disputé à l'Azerbaïdjan. Après un jour de combats, au moins 200 morts et 400 blessés, selon les estimations des autorités artsakhiotes, ce coup de force est une humiliation en plus pour les Arméniens, qui avaient déjà perdu une partie du territoire disputé à l’issue de la guerre de 2020. D’autant que l’enclave avait déjà subi un blocus de 9 mois, coupée de nourriture et de médicaments en raison de la fermeture du corridor de Latchine la reliant à l’Arménie.
« La plupart de nos frères qui vivent en Arménie veulent nous aider, c’est encore plus dur pour eux, car ils ne savent pas comment nous sauver. J’ai reçu des centaines de messages de mes proches qui s’excusaient de ne pouvoir nous aider », rapporte Siranush Sargsyan, originaire de Stepanakert, la capitale de l’enclave, la voix troublée par les larmes. « Nous sommes arméniens et nous faisons partie de l’Arménie, peu importe ce que dit la communauté internationale », ajoute la journaliste de 39 ans. En cédant le Haut-Karabakh, « Nikol Pachinian a choisi l’État plutôt que la nation, alors que l’Arménie est de surcroît un pays de diaspora pour qui le concept de mère-patrie est important », résume Ilya Roubanis, un analyste politique spécialisé dans le Caucase.
Davantage de guerres
« Pachinian prétend qu’il cède le territoire à l'Azerbaïdjan pour faire cesser la guerre et pour que l’Arménie puisse vivre en paix, mais (depuis 2020) cette position a provoqué davantage de guerres », dénonce encore Alison Tahmizian Meuse. S’il est difficile de mesurer la popularité de Nikol Pachinian en Arménie, certains indicateurs signalent un mécontentement général. Lors des élections du conseil municipal d’Erevan le 17 septembre, le parti Contrat Civil du Premier ministre a perdu la majorité absolue à un siège près (il n’en a obtenu que 32 sur 65), à l’issue d’un scrutin au taux de participation de 28 %, le plus bas de l’histoire de la ville. Pachinian dispose toutefois d’une base de pouvoir solide, « puisque aucun ministre n’a démissionné et aucun député n’a quitté le groupe parlementaire », rappelle Ilya Roubanis. Et le Premier ministre a été réélu en 2021, moins d’un an après la deuxième première guerre du Haut- Karabakh. « Il a été réélu sur un programme anticorruption, dans un pays où le niveau de corruption, même pour la région, n’est pas tolérable, explique Christophe-Alexandre Pailleurs, membre de l’ONG Secours protestant France-Arménie, également maître de conférence à Sciences Po Paris. Il n'y avait pas vraiment d'alternative en face, avec une trentaine de partis d’opposition. »
« Pachinian ne cesse de faire des concessions sans rien obtenir en retour, fustige Alison Tahmizian Meuse. Si on pouvait penser au début que c’était par naïveté, je pense que c’est une décision politique. » Ces concessions, ce sont par exemple ces 15 soldats arméniens échangés contre une carte localisant 100 000 mines sur le territoire, remises aux autorités azéries. Ou encore l’impuissance face aux 33 prisonniers de guerre arméniens toujours détenus dans les geôles de Bakou, en violation de l’accord du cessez-le-feu de 2020.
Pachinian a-t-il seulement le choix ? « D'un point de vue purement moral, oui, il a fait trop de concessions, mais du strict point de vue de la realpolitik, je ne vois pas tellement ce qu'il pouvait faire d'autre, parce qu'il n'a aucune marge de manœuvre, constate Christophe-Alexandre Paillard. L'Arménie a une armée faible par rapport à celle de l'Azerbaïdjan, qui se trouve en face d'elle. » Le cessez-le-feu de 2020 avait statué sur la présence d’une force de maintien de la paix russe, qui n’a pas honoré sa mission, accuse Erevan. L’Arménie fait d’ailleurs partie d’un accord type OTAN avec la Russie. Malgré son adhésion à l’Organisation du traité de sécurité collective, mené par Moscou et dont l’article 4 stipule qu’en cas d’agression d’un pays membre, les autres doivent lui fournir une aide militaire, le Kremlin n’est pas intervenu face à l’Azerbaïdjan – qui ne fait pas partie de l’organisation. Les soldats russes se sont également montrés impuissants face au blocus du corridor de Latchine, seule voie terrestre de ravitaillement entre l’Arménie et le Haut-Karabakh.
Et l’Azerbaïdjan, producteur d’hydrocarbures, risque de gagner encore en influence dans la région. Bakou a ouvert de facto un corridor au sud du pays pour relier son pays au Nakhitchevan, un territoire azéri traversé par l’Arménie. Un projet appuyé par la Turquie, qui s’y voit comme un passage obligé pour permettre un accès direct à l’Europe, et surtout l’occasion de se positionner en plaque tournante des échanges commerciaux. De quoi renforcer le sentiment chez les Arméniens que l’étau se resserre autour d’eux. « L’Artsakh (le nom arménien du Haut-Karabakh, NDLR) était notre bouclier face à l’Azerbaïdjain. S’il tombe, l’Arménie tombera », avance Alison Tahmizian Meuse. « Il y a quand même un climat d'angoisse existentielle en Arménie, note Christophe-Alexandre Paillard. Actuellement, les gens ne savent plus à quel saint se vouer. J’ai vu beaucoup de jeunes qui se demandent si leur avenir est dans leur pays. » Un pays où la mémoire des massacres de 1915 a traversé les générations, et que des centaines de milliers de personnes ont quitté depuis 1991. Alors qu’un exode massif des Arméniens du Haut-Karabakh est à prévoir une fois le blocus levé, le sort des quelque 120 000 habitants sur place n’a pas encore été tranché dans les négociations en cours.
commentaires (3)
Ces têtes brûlées qui manifestent,semblent avides de nouveaux massacres.
Esber
15 h 04, le 23 septembre 2023