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Lifestyle - Télévision

Sexe, sida, violences… les souvenirs de Janane Mallat, l’ultime briseuse de tabous

Les émissions qu’elle a créées racontent à leur manière le combat des médias libanais pour acquérir une liberté d’expression totale. Pour « L’Orient-Le Jour », la plus discrète des productrices de télévision ouvre sa boîte de Pandore et revient sur les moments les plus marquants de sa carrière.

Sexe, sida, violences… les souvenirs de Janane Mallat, l’ultime briseuse de tabous

Janane Mallat, 30 ans de télévision et plus de 2 000 heures d’antenne. Photo DR

Sur la place principale d’une commune isolée du Akkar, les habitants se sont tous réunis, attirés par la lumière des projecteurs de la LBC en plein tournage. Au centre d’un plateau fait de sable et de pierres anciennes se tient une femme d’une quarantaine d’années. Visage fin et cheveux couverts, de premier abord, rien ne semble la différencier des villageois qui la scrutent avec méfiance. Sauf peut-être le fait qu’elle est atteinte du sida. Nous sommes en 1994 et, depuis plus d’une décennie, le VIH décime les communautés les plus marginalisées, mettant les malades au ban de la société. « En l’espace d’une soirée, cette femme, Badrié, passe du statut de victime à vedette », confie Janane Mallat, productrice de télévision ayant depuis le début de la décennie 1990 réalisé plusieurs émissions autour de la question épineuse de la séropositivité au Liban. Proche du Dr Jacques Mokhbat, médecin infectiologue et pionnier des recherches sur le sujet, elle découvre, quelques semaines avant ce tournage, le cas de Badrié qui, en l’espace de 24 heures, « devient veuve, apprend qu’elle a été trompée, infectée et condamnée ».

Le portrait de Badrié, morte du sida en 1998, trône toujours dans le salon de Janane Mallat. Photo DR

Consciente de l’impact que pourrait avoir cette histoire sur le grand public, la show-runner demande à rencontrer l’Akkariote pour lui proposer d’être le fil conducteur d’une émission de prévention, depuis son fief natal. « Elle a acceptée car elle n’avait plus rien à perdre. Ses proches ne lui parlaient plus. Ses enfants, pour pouvoir jouer avec leurs camarades, montraient une notice de laboratoire », ajoute Janane Mallat, qui voulait prouver que l’épidémie ne touchait pas uniquement les « homosexuels, les drogués et les travailleuses du sexe… »

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Une fois l’aval du maire et du cheikh de la région obtenu, elle propose à Riad Charara de présenter l’émission. Avec son image de gendre idéal, « propre sur lui et proche des gens », Janane Mallat souhaite attirer les ménagères et autres conservateurs devant leurs postes. Pari réussi. Après deux heures de tournage où l’ostracisation et l’isolement cruel de Badrié sont mis en avant, entre deux tirades explicatives du Dr Mokhbat, le programme se clôt sur les images des habitants venant embrasser le front et la main d’une femme qu’ils n’osaient pas approcher le matin même. La réhabilitation de celle qui périra quatre ans plus tard reste ancrée dans la mémoire de Janane Mallat qui garde encore aujourd’hui son portrait trônant dans son salon. « Et voilà ce que peut faire la télévision », répète fièrement la productrice en reposant son macchiato qu’elle aime aussi serré que son emploi du temps.  

Petit écran, grandes causes

Les années 1990, enfin propices au changement dans les paysages artistique et audiovisuel, voient la nouvelle génération de producteurs, plus pointus, s’affirmer dans des genres télévisuels nouveaux. Après les manifestes sur le sida et les documentaires sur la vie quotidienne des femmes dans la région, Janane Mallat change de cap. Inspirée par le concept de Ça se discute et le sulfureux personnage qu’est Jean-Luc Delarue en France, elle lance en 1995  El-Chater Yehki. Diffusé une fois par semaine sur la LBC en prime time, ce talk-show brisera un à un les tabous d’une société se cachant derrière un traditionalisme de façade. « On mettait en avant tout ce que les gens ne voulaient pas voir, on appuyait là où ça fait mal », rappelle-t-elle en évoquant les descentes de police régulières dans les locaux de la chaîne. Comme après la diffusion d’une émission où trois hommes parlent, masqués, de leur homosexualité sur le plateau. « Le lendemain, j’ai été appelée dans le bureau de Pierre Daher, le PDG, pour expliquer que je ne connaissais pas l’identité de ces jeunes au pseudo-détective qui voulait les arrêter. Bien sûr que j’ai menti ! » raconte la professionnelle des médias en s’esclaffant. Mais le sérieux reprend vite le dessus quand elle évoque le cas d’une jeune femme qu’elle décrit comme « émotionnellement détruite. » Restée tard dans son bureau vide un soir, elle répond par hasard au numéro vert mis à la disposition des téléspectateurs souhaitant livrer un témoignage. Au bout du fil, une frêle voix féminine lui explique avoir été violée en faisant de l’autostop quelques jours auparavant. « Je vous le dis parce que mon violeur était sur votre plateau hier soir », explique ensuite la victime souhaitant porter plainte. Janane Mallat accepte sans réfléchir de lui remontrer l’extrait de son passage. Le thème ? La frustration sexuelle… « Elle a réussi à le mettre huit ans derrière les barreaux, bien qu’une parlementaire, une femme, ait tout tenté pour le faire sortir », révèle ensuite la productrice en ne cachant pas sa colère. Car si El-Chater Yehki apparaissait comme un vivier inouï de liberté, l’émission agaçait jusqu’au sommet de l’État…

Parfum de scandale ou de vérité ? 

Sur le plateau du talk-show, les anonymes deviennent des vedettes d’un soir et les personnalités politiques, religieuses et académiques se succèdent. On y voit Gebran Tuéni inlassablement expliquer sa vision du journalisme engagé et Gisèle Khoury pousser un cri d’alarme contre… les telenovelas mexicaines qui, par leur diffusion, « ont baissé le niveau intellectuel de la culture au Liban », selon elle.

Au cours des 150 numéros présentés par Ziad Noujeim, plus d’une dizaine d’émissions furent retardées en raison des pressions politiques exercées sur les dirigeants de la chaîne. « Plus on essayait de nous mettre des bâtons dans les roues, plus on faisait de l’audience », indique Janane Mallat qui, entre deux appels manqués, mentionne un épisode qui avait pour sujet l’inceste, une première dans le monde arabe. Dans ce numéro diffusé exceptionnellement en direct, la rédaction d’El-Chater Yehki propose ce soir-là à son audience de témoigner par téléphone et promet de déguiser leur voix. « On n’a jamais reçu autant d’appels. Des centaines par heure. À se demander ce qu’il se passe derrière ces foutues portes closes. » Si la parole se libère en ce soir d’été 2002, le programme ne fera pas l’unanimité, loin de là. Le lendemain, un certain Rafic Hariri crie même au « scandale » en pleine conférence : « Je suis bien heureux que mes enfants soient en France pour ne pas voir ça ! » Ce que le Premier ministre ne savait visiblement pas, c’est que France 2 diffusait au même moment une enquête sur le trafic d’enfants pratiqué par les Français en Thaïlande…

Dame de fer

Malgré les tentatives du chef de l’exécutif pour arrêter le programme et fermer la LBC, Janane Mallat s’accroche. Plus les sujets étaient sulfureux, plus les audiences grimpaient. Plus les discussions étaient crues, plus les menaces s’accumulaient. « Si les gens critiquent, c’est qu’ils regardent », analyse-t-elle en s’accrochant aux chiffres. Avant l’ère des réseaux sociaux, la télévision libanaise se distingue dans la région par son ton libertaire assumé, parfois voyeuriste. 

Au milieu des années 2000 et à l’aube de ses 40 ans, après avoir « épuisé tous les sujets », la productrice la plus cash de l’industrie télévisée, épuisée mais jamais à court d’idées, se tourne vers le divertissement. Délaisse les destins d’écorchés vifs et tragiques histoires de monsieur et madame Tout-le-Monde pour les paillettes de Ya Leil Ya Ein et le parquet luisant de Dancing with the Stars. « La télévision doit raconter des histoires, des vraies. Avec la culture actuelle, peut-on encore le faire ? » se questionne-t-elle en pointant du doigt l’obscurantisme sponsorisé par la classe politique dirigeante. Pour y faire face, un peu de strass. Rumeurs indignes, exigences farfelues et crises d’ego, les années 2010 sont synonymes de problématiques glitter pour Janane Mallat qui raconte avoir géré ses poulains et leurs caprices tels « des enfants qu’il faut savoir gronder. Mais mon Dieu que c’était drôle ! »

Avec la crise actuelle et le manque de moyens des chaînes télévisées au Liban, Janane Mallat, à 60 ans, voit ses activités interrompues. Après trois décennies à « hurler justice » au travers de ses productions, l’infatigable brune aux faux airs de Catherine Barma dit aujourd’hui vouloir se lancer dans la fiction. Elle a de quoi être inspirée. Mais la verra-t-on un jour devant la caméra ? « Jamais ! On voit tellement mieux quand on est dans l’ombre ! »

Magnifier les histoires d’autrui en restant dans l’ombre, la mission de Janane Mallat. Photo DR


Janane Mallat en quelques dates:

- 1988-1996 : directrice des programmes de la C33, chaîne de télévision francophone.

- 1990-1994 : réalisatrice de 4 magazines sur le sida, lauréate du prix du meilleur documentaire médical (CNN).

- 1995-2003 : conceptrice et directrice de la production de « El-Chater Yehki » sur la LBC.

- 1999-2003 : productrice de « Ya Leil Ya Ein » sur la LBC.

- 2012-2017 : productrice de la version libanaise de « Dancing with the Stars » sur la MTV.

Sur la place principale d’une commune isolée du Akkar, les habitants se sont tous réunis, attirés par la lumière des projecteurs de la LBC en plein tournage. Au centre d’un plateau fait de sable et de pierres anciennes se tient une femme d’une quarantaine d’années. Visage fin et cheveux couverts, de premier abord, rien ne semble la différencier des villageois qui la...

commentaires (3)

Un article essentiel sur une personne encore plus essentielle pour la formation et l'avenir d'un Liban moderne et conscient de ses problèmes intimes. Bon courage à dame Mallatt

Wlek Sanferlou

15 h 46, le 23 septembre 2023

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Commentaires (3)

  • Un article essentiel sur une personne encore plus essentielle pour la formation et l'avenir d'un Liban moderne et conscient de ses problèmes intimes. Bon courage à dame Mallatt

    Wlek Sanferlou

    15 h 46, le 23 septembre 2023

  • Bravo Janane, et merci OLJ.

    Eddy

    12 h 37, le 22 septembre 2023

  • Les chaînes télévisées ont bien des moyens pour le verbiage stérile et les programmes superficiels et réducteurs mais pas suffisamment pour des tables rondes et des débats constructifs

    MALLAT Sabah

    19 h 14, le 21 septembre 2023

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