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Le port de toutes les tempêtes


De quelles cinglantes ironies peut encore être capable la malédiction qui s’acharne sur notre pays, surtout quand lui viennent en aide les errements des hommes ? Ce coquin de mauvais sort, que pouvait-il donc imaginer de plus cruel, de plus sadique, que de s’obstiner à bombarder de tuiles une demeure libanaise notoirement impuissante à se redonner ne serait-ce qu’un toit ?


Car il y a bien plus grave peut-être que cette vacance présidentielle consacrant la déglingue des institutions et parvenue à son onzième mois malgré les efforts de cette foule de médiateurs étrangers planchant sur notre cas. Il peut y avoir plus désastreux que l’effondrement économique du Liban, que la déchéance de son secteur bancaire, que la répugnance de ses gouvernants à réaliser les réformes réclamées par le Fonds monétaire international. Tout ce qui a été perdu ces dernières années peut être reconstitué un jour pour peu que l’on s’y mette, s’emploie-t-on à nous (r)assurer. Tout en effet, sauf le plus important, si par malheur il n’était plus, lui aussi, qu’un souvenir : si, après s’être dépouillé de ses oripeaux de prospérité, le Liban venait à perdre son âme.


La question ne se limite guère d’ailleurs à l’illustre étiquette de pays-message, offrant un modèle de coexistence islamo-chrétienne, que nous décernait généreusement le pape Jean-Paul II. Trahissant sans vergogne l’œuvre des pères fondateurs du Grand Liban, les générations politiques suivantes se sont ingéniées au contraire à raviver à outrance les vieilles dissensions communautaires, voire sectaires. Or ce n’est plus seulement de pays-message qu’il y va, mais de pays tout court. Non point bien sûr que le Liban risque d’être physiquement rayé de la carte. Ce qui le menace soudain en revanche, c’est de se voir rejeter sur le bas-côté des grandes voies mises en chantier pour canaliser le flux grossissant des échanges de richesses entre nations. D’ores et déjà, suprême avanie, le Liban se voit ravir par Israël le statut de porte de l’Orient : de l’Orient arabe, est-il besoin de le rappeler…


C’est en effet le port israélien de Haïfa qui figure en bonne place dans l’ambitieux projet américain, tout récemment dévoilé par Joe Biden, de couloir commercial ferroviaire et maritime appelé à relier l’Inde à l’Europe en passant par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Jordanie. Ainsi se trouve tristement réglé un vieux compte datant de la fin du XIXe siècle, lorsque Beyrouth, grâce au prodigieux dynamisme de sa communauté commerciale, coiffait au poteau la palestinienne Haïfa et accédait au rang de capitale provinciale ottomane*. Et encore, les affaires, ce n’est pas tout, ce n’est même pas le plus important. Marginaliser de la sorte Beyrouth, c’est bien mal payer le peuple libanais de son ouverture atavique sur l’extérieur, du cosmopolitisme qui anime son écrasante majorité ; c’est en quelque sorte dénier au Liban sa vocation, sa raison d’être : pire encore, son utilité pratique dans un Orient en vertigineuse mutation, devenu la scène d’alliances hier encore impensables.


Il n’en reste pas moins que cette mise sur la touche du port de Beyrouth, bien des fractions libanaises en sont elles aussi responsables. En échange d’avantages bassement politiciens, une voie royale vers le pouvoir a été ouverte au Hezbollah pro-iranien, le Liban officiel en venant même parfois à mordre la main arabe qui le secourait. C’est d’ailleurs le même écheveau de malveillances, de complicités, de négligences et de corruption que l’on retrouve dans la meurtrière explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth. Le criminel scénario s’est répété avec la mafieuse obstruction faite au cours de la justice, ce qui amène désormais le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à réclamer une enquête internationale.


Ne manquait plus que ce projet de corridor intercontinental pour un troisième assassinat de ce phénoménal dur à cuire qu’est le port de Beyrouth.


*La rivalité Beyrouth-Haïfa et le fulgurant essor commercial et socioculturel de la capitale libanaise au crépuscule de l’Empire ottoman sont détaillés dans l’excellent ouvrage de Jens Hanssen, Fin de siècle Beirut.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

De quelles cinglantes ironies peut encore être capable la malédiction qui s’acharne sur notre pays, surtout quand lui viennent en aide les errements des hommes ? Ce coquin de mauvais sort, que pouvait-il donc imaginer de plus cruel, de plus sadique, que de s’obstiner à bombarder de tuiles une demeure libanaise notoirement impuissante à se redonner ne serait-ce qu’un toit ?Car il y a...