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Un mémoire de master analyse l’état psychologique des proches des victimes du 4-Août

Colère, non-acceptation, impossibilité de faire son deuil ou ruminations... Comment se sentent les familles des victimes de la double explosion au port de Beyrouth ? Nayla Kayrouz Akoury, psychologue clinicienne, a étudié leur état psychologique dans le cadre de son master à l’USEK.

Un mémoire de master analyse l’état psychologique des proches des victimes du 4-Août

Nayla Kayrouz Akoury, psychologue clinicienne. Photo DR

Lorsqu’elle se remémore les étapes de son étude transversale effectuée entre mars et décembre 2022 et qui étudie la corrélation entre les styles d’attachement, le deuil prolongé et la croissance post-traumatique chez les Libanais ayant perdu un être cher dans la double explosion au port de Beyrouth, il y a beaucoup d’émotions dans la voix de Nayla Kayrouz Akoury. Des émotions teintées de colère et d’une frustration qu’elle n’arrive plus à contenir. « Très peu de personnes ont pris en considération l’état psychologique de ces familles, leur profond désarroi, leur colère face à cette impunité et surtout face à l’indifférence de la justice », explique la psychologue clinicienne en présentant le déroulement de son mémoire de master en psychologie clinique et psychopathologique effectué à l’USEK. « À l’étranger, la première chose qui est faite consiste à constituer une cellule psychologique qui prend en charge les personnes ayant vécu un tel traumatisme. Au Liban, ces familles, qui gardent en elles de terribles séquelles tant physiques que morales, sont laissées à elles-mêmes face à leur traumatisme. Et il y a un besoin énorme chez ces personnes d’être comprises, entendues et validées. » Se basant sur une théorie psychanalytique élaborée par le psychiatre John Bowlby, qui discerne quatre styles d’attachements : sécure, anxieux, évitant ou désorganisé, la psychologue a voulu étudier la corrélation entre ces styles d’attachement, le deuil prolongé et la croissance post-traumatique chez ces familles. « Si une personne a une relation de confiance dans son enfance avec son caregiver (sa mère en l’occurrence), et que celui-ci lui donne les soins nécessaires à son bon épanouissement, l’enfant développera un modèle d’attachement sécurisant qui lui permettra à l’âge adulte de nourrir des relations saines et sécures avec son entourage, explique la psychologue. Dans ce cas-là, lors d’un trauma ultérieur, cette personne sera capable de demander de l’aide et de dépasser son traumatisme. En revanche, dans le cas où ces enfants n’ont pas une relation saine au cours de leur enfance avec leur caregiver, ils développeront un attachement anxieux ou ambivalent, qui est caractérisé par un désir d’attirer et de rejeter les gens. Ces personnes ont un concept négatif de soi, mais positif des autres. L’attachement évitant se caractérise par un modèle d’autonomie plus stable et une réticence à s’engager dans des relations étroites : les personnes ont donc une vision positive de soi, mais négative des autres. Quant à l’attachement désorganisé, il est souvent révélé chez les enfants qui ont vécu un traumatisme tel qu’une perte, un abus ou des mauvais traitements. Dans ce cas-là, cette personne surmontera difficilement n’importe quel traumatisme vécu ultérieurement. »

Des résultats qui contredisent toutes les études psychologiques antérieures

« Le recueil des données entrepris auprès des 85 personnes, 55 de sexe féminin et 30 de sexe masculin, dont l’âge varie entre 18 ans et plus et qui ont accepté de parler et de se confier, a été fait au tout début, à travers un questionnaire anonyme envoyé en ligne aux familles de façon aléatoire, suivi d’un entretien téléphonique ou en personne », explique Nayla Kayrouz Akoury. Après les réponses du premier questionnaire qui ont permis d’établir dans quel genre d’attachement se trouvent les personnes interviewées, les résultats obtenus ont été contradictoires à toutes les études antérieures faites sur des cas de traumatisme aussi violent : catastrophe naturelle, attentat terroriste, guerre… « En effet, les personnes qui ont présenté un style d’attachement sécure lors du questionnaire sont toujours dans le deuil prolongé. Ce qui veut dire que leur attachement sécure n’a pas pu les protéger comme cela aurait dû, car leur douleur et leur colère sont encore très ancrées en elle », soulève la psychologue. Toujours selon les études entreprises sur les femmes occidentales, ces dernières présentaient une gravité plus élevée des symptômes de deuil prolongé à la suite de la perte d’un parent ou partenaire que les hommes. « Or mes résultats ont prouvé que ce n’était pas le cas chez les femmes et les mamans libanaises », admet Nayla Kayrouz Akoury. « Pourquoi ? Parce que pour ces mères et ces femmes meurtries, le temps aujourd’hui n’est pas au deuil mais à l’action : elles continuent de dénoncer la classe politique corrompue qui est responsable du 4-Août, elles secouent l’opinion publique et internationale sur ce sujet et n’ont pas hésité à user leur propre corps comme tampon entre les forces de l’ordre et leurs familles, lors de la contestation. Aujourd’hui, ces femmes ont ajourné leur deuil, jusqu’à ce que justice soit faite. À ce moment-là, elles pourront pleurer leurs morts et faire leur deuil. » Autre résultat contradictoire : le manque de corrélation entre la spiritualité et le deuil prolongé ou la croissance post-traumatique. « Les études montrent que la spiritualité et les croyances religieuses sont des facteurs qui donnent sens aux événements et facilitent l’adaptation dans les périodes de grand stress », explique encore la psychologue. « Or, bien que 80 % des interrogés ont déclaré que leur spiritualité était importante pour eux et qu’ils la pratiquaient régulièrement, elle ne les a pas aidés à surmonter leur deuil. Autrement dit, ces familles ont tellement perdu confiance dans cette classe politique dirigeante que même leur confiance en Dieu n’a pas pu donner sens à cet événement traumatique et elles ne sont donc pas encore sorties de leur deuil. »

Dans certaines familles, il n’y a toujours pas d’acceptation

Dans quel état se trouvent donc, ces familles ? « Il y a encore beaucoup de colère et des ruminations récurrentes concernant les circonstances ayant causé la mort de leurs proches », avance sans hésiter Nayla Kayrouz Akoury. « Certains n’acceptent toujours pas le décès de leurs êtres chers. Et malgré une reprise de leurs activités professionnelles, leur fonctionnement social ne s’est pas complètement rétabli. » Les activités menées par ces personnes demeurent « surtout centrées sur des entretiens télévisés, des rencontres mensuelles avec les autres familles de victimes, des manifestations dans les rues et une lutte quotidienne pour réclamer la justice ». « Malheureusement, tant qu’aucune intervention ou action judiciaire n’aura été mise en place, le traumatisme et les sentiments d’injustice se transmettront de génération en génération et cela changera des sociétés entières. Il est donc essentiel de mettre des mots sur ce qui s’est passé, de transmettre et raconter aux générations futures les traumas par lesquels nous passons, sinon tous ces crimes commis à l’encontre du peuple tomberont dans l’oubli. L’histoire se répétera, et c’est cela le plus terrible », conclut la psychologue.

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