C’est une des pires escalades que l’île ait connu ces dernières années. Vendredi dernier, des agents des services de sécurité chypriotes turcs ont agressé des soldats de la force onusienne chargée du maintien de la paix sur le territoire divisé entre la République turque de Chypre du Nord (RTCN) et le sud, sous influence grecque. Les militaires de l’UNFICYP tentaient alors d’empêcher un projet de construction illégale d’une autoroute dans la ville de Pyla, au sud-est de l’île. Un village qui chevauche la « zone verte », confiée à la surveillance des forces onusiennes, et qui est notamment connu pour être le seul où cohabitent Chypriotes turcs et grecs.
La Turquie à la manœuvre
Difficile de croire qu’Ankara n’a pas eu un rôle à jouer dans l’incident. « La RTCN ne pourrait pas faire quelque chose comme ça sans le consentement d'Ankara. Cela a été décidé en concertation avec la Turquie et soutenu par les citoyens chypriotes turcs », analyse Sertac Sonan, professeur de sciences politiques à l’Université internationale de Chypre. Il n’y a qu’à voir les déclarations des autorités turques après l’épisode : loin d’apaiser les tensions, le président Recep Tayyip Erdogan préfère jouer la provocation. Pour lui, la responsabilité de l’attaque incombe en effet aux agents de l’ONU, dont il juge l’intervention « inadmissible » : « Empêcher l’accès des Chypriotes turcs de Pyla à leur propre terre est illégal et inhumain », a-t-il déclaré lundi dernier alors que le Conseil de l’ONU se réunissait à huis clos pour étudier la question.
Quelques heures après l’altercation de vendredi dernier, Devlet Bahçeli, bras droit du président turc dans sa coalition parlementaire et chef de la formation d’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), est apparu dans une vidéo publiée sur la plateforme X (ex-Twitter), paré de bottes de cuir sur un air nationaliste turque. Une référence directe à Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, qui aurait enfilé des bottes similaires lors de sa rencontre avec le dictateur italien Benito Mussolini alors que ce dernier lui exposait ses ambitions concernant les eaux convoitées de la Méditerranée orientale. La vidéo est accompagnée du titre « Kibris Türktür » (Chypre est turque), un slogan populaire auprès des nationalistes turcs.
Cette rhétorique hautement inflammable accompagne un projet bien concret pour l’évolution du statu quo chypriote. « La Turquie tente d'établir des routes qui pourraient contourner les bases britanniques et les postes de l'ONU, améliorant ainsi de manière significative sa présence militaire et sa position stratégique sur l'île », affirme Alex Kassidiaris, conseiller en sécurité internationale basé à Londres. La division en vigueur à Chypre remonte à l’invasion du Nord par l’armée turque en 1974, qui avait eu lieu en réaction à un coup d’État de nationalistes chypriotes grecs qui souhaitaient rattacher l’île à la Grèce. Depuis, Ankara reste le seul État reconnaissant la République du Nord, tandis que le Sud, membre de l’Union européenne depuis 2004, est admis par la communauté internationale.
Un couteau à double tranchant pour Ankara
Ce regain de tensions peut sembler contre-productif au regard des récents développements entre la Turquie et Bruxelles. Présent au début du mois de juillet, lors du sommet de l’OTAN à Vilnius, le président turc Recep Tayyip Erdogan a ouvert la porte à l’adhésion de la Suède à l’alliance atlantique, après s’y être opposé catégoriquement pendant des mois. Le reïs s’est également entretenu avec Charles Michel, président du Conseil européen, ainsi que Kyriákos Mitsotákis, Premier ministre grec. Avec le premier il a parlé de la cruciale libéralisation des visas européens pour les citoyens turcs ainsi que d’une refonte de l’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union européenne. Avec le second, il confirmait l’apaisement des relations gréco-turques qui doit se faire, selon ce qu’affirment les deux parties, via un règlement des contentieux qui les opposent et parmi lesquels se trouve le dossier chypriote. « Les tensions sont toujours utilisées par Erdogan dans une logique de « donnant-donnant » : une crise contrôlée peut ainsi être stoppée en échange d'un développement favorable pour Ankara, par exemple la reprise des négociations avec l'UE », rappelle Alex Kassidiaris.
Cela dit, le jeu n’est pas sans risque pour Ankara. Washington annonçait ainsi, au lendemain de l’agression, la prolongation pour un an de la levée de son embargo sur la vente d'armes à l’île depuis maintenant près de 40 ans et désormais autorisée uniquement au Sud. Une levée des restrictions commerciales susceptibles de « mettre en péril la stabilité de la région », selon le ministère turc des Affaires étrangères qui a réagi dans la foulée de l’annonce. Cette mesure avait déjà provoqué l’ire d’Erdogan quand, en octobre dernier, l’administration américaine utilisait ce même levier comme monnaie d’échange pour faire interdire par Nicosie l’accès à ses ports aux navires russes. Moscou a d’ailleurs tardé à condamner l’incident survenu la semaine dernière à Pyla, laissant ainsi penser que le Kremlin perçoit en ce point d’accrochage entre Erdogan et les Occidentaux, une chance de torpiller les dialogues d’Ankara avec l’Ouest.
Pris comme un rappel de sa mainmise sur la RTCN, l’incident frontalier peut ainsi laisser escompter qu’Erdogan marchande avec l’Union européenne en instrumentalisant la situation sur l’île de Chypre. Jusqu’où le chef d’État turc serait-il prêt à aller pour d’éventuelles concessions ? Pour Sertac Sonan, « cela ne signifie pas nécessairement une ouverture à la réunification. C'est une autre perspective qui reste à mon sens toujours éloignée ».
Le fait de n’avoir pas répondu comme il se devait à l’assassinat du casque bleu au Liban a donné des idées à d’autres pour sévir, puisque les crimes ne sont pas punis. Voilà tout. Les casques bleus n’ont qu’à bien se tenir face à tous ces dictateurs qui veulent en découdre. Pauvre jeunesse sacrifiée au nom de la lâcheté et des intérêts individuels des pays concernés.
16 h 26, le 26 août 2023