La boulangerie Batrouni : une histoire de famille

Broummana en fin de journée… Un souffle libanais, « Men mafra'a al-wadi », comme l'a si bien chanté la diva libanaise Feyrouz, se mêle à l'arôme envoûtant du zaatar et des œufs à l'awarma. Sur ce trottoir d’où se dégagent des murmures ravis et des parfums familiers, de modestes tables en bois se dressent, illuminées par la lueur douce d'une guirlande. Entourées de pots de basilic, de thym et de quelques modestes fleurs des champs, elles font écho à un petit tableau en ardoise portant l'inscription « Pizzeria et bières ». Bienvenus à la « table » des Batrouni, qui vous proposent une expérience à la fois locale et « à l’italienne ». 

Une enseigne qui fait la joie des habitants de Broummana. Photo DR

Des goûts rustiques

« Voyez-vous, ce business, c'est une histoire de famille et de passion. La seule enseigne de cette rue de Broummana à résister à l'invasion des grandes entreprises et autres franchises », explique Joe, 36 ans. « C’est mon père Élias qui a créé la boulangerie. Il a élaboré avec ma mère toutes les recettes que nous proposons. Depuis un an, mon frère Georges, architecte de formation et tatoueur professionnel, et moi-même avons décidé de réunir nos efforts pour perpétuer ce lieu qui nous est cher et assurer à nos parents une retraite décente. » « Le secteur de l'alimentation n'est pas toujours une partie de plaisir, souligne-t-il. Il exige de la constance, de longues heures de travail et souvent seulement deux petits jours de repos par an. C’est ainsi que nous avons réussi à surmonter l'effondrement économique que traverse le Liban, nous sommes aujourd'hui un modèle commercial solide », poursuit-il en débouchant deux bouteilles de bière.

Une petite gorgée, puis une autre, il précise : « Même les 9 à 12 labels de bière que nous proposons possèdent une histoire. Chaque bouteille de cette marque raconte l'histoire d'une région libanaise. C'est artisanal, préparé avec des ingrédients spéciaux et de qualité. Pour accompagner les différentes pizzas, j'essaie d'associer un goût qui lui va, en tentant de jouer avec les saveurs variées des différents fromages que j'utilise. »

À peine sa phrase terminée, un couple débarque, clairement familier des lieux. Un homme à la taille imposante et sa femme dont la beauté ne passe pas inaperçue. « Je vous présente mes parents. »

 Qatuor tout en harmonie

« Bienvenue au cœur de notre entreprise », déclare Élias Batrouni d'une voix empreinte de fierté, son regard exprimant l'attachement profond envers tous les protagonistes de cette aventure. « Nous sommes en 2001, raconte-t-il. Cet espace n'était qu'une parcelle d'un vaste supermarché nous appartenant. Passionné de gastronomie et désireux d'établir ma propre entreprise, j'ai occupé une partie de notre immeuble en 2002 pour en faire une boulangerie que nous avons baptisée “Batrouni Bakery”. Nous servions des recettes traditionnelles, tels le zaatar, la manouché au fromage et d'autres recettes typiques du Liban. Comme, nous n'étions pas les seuls dans la région à le faire, nous avons tenté de nous démarquer en créant des recettes inédites. » « Je tiens à préciser que j'ai également été présente et que je lui ai prodigué de précieux conseils ! » ajoute avec une pointe d'amusement sa femme Pascale.

Titulaire d'un diplôme en pédagogie et enseignante en maternelle, cette mère de famille a décidé de tout laisser pour consacrer 15 années de sa vie à l'éducation de ses deux fils. « Ce n'était pas facile de jongler entre eux, le travail et mon mari qui avait besoin de ma présence. Mais je l'ai fait quand même », explique-t-elle. « J'ai supervisé chaque étape avec une attention particulière portée à l'hygiène des produits et leur préparation ». Quant aux recettes, « elles sont nées dans ma propre cuisine. Tous les ingrédients des plats que je préparais à la maison ont été incorporés dans une pâte ! Après les avoir testés, nous en avons créé des recettes pour la boulangerie, dont notre fameux Mexican Chicken ».

Des « manakiche » aux pizzas, recettes sans cesse renouvelées. Photo DR

Les fils

« Et voilà, le dégustateur en chef de la famille ! » s'exclame Pascale. C’est alors qu’apparaît un jeune barbu, paré de tatouages et de plusieurs piercings. « Je suis épuisé », affirme alors Georges, le cadet. 

« Je crée souvent des recettes qui finissent à la poubelle à cause de lui et de son frère », plaisante Élias. « Aucune recette n'intègre notre menu sans que nous ne la goûtions tous et l'approuvions à l’unanimité. Même leurs amis proches donnent leur avis. Bien sûr, parfois, nos différences d'âge entraînent des opinions divergentes. Je suis assez traditionnel dans les saveurs, particulièrement en ce qui concerne les sauces. Tandis que mes fils, de leur côté, explorent des horizons différents et concoctent constamment des recettes plus sophistiquées. »

En ce qui concerne les pizzas, tout le mérite revient à Joe, qui a laissé derrière lui une carrière en Arabie saoudite pour poursuivre le rêve des Batrouni. « À l'époque où mes parents ont ouvert la boulangerie, mon frère et moi les aidions durant l’été. En 2020, j’ai déménagé à Riyad en espérant pour moi et ma famille un meilleur futur. Je n’ai pas du tout aimé la vie là-bas, ni cette vie d’entreprise, ni les réunions sans fin, ni les calls, et tout ce qui se tramait autour. L’argent ne suffit pas, j’ai voulu faire quelque chose à moi. J’ai abandonné une carrière de 14 ans dans le transport pour revisiter notre affaire. »

Pour sa part, Georges retravaille les plans de l'établissement et apporte d'importants changements en termes de décoration. À l'époque, la boulangerie fermait à 17h. Ils décident d'exploiter la boulangerie en soirée, de 17h à 23h, et de développer de nouvelles recettes. « Après plusieurs mois et de nombreux essais, j'ai élaboré les huit recettes de pizzas qui figurent actuellement au menu en les proposant à des prix abordables. » Aujourd’hui, la boulangerie offre une gamme variée sur son menu, certaines plus dans l’air du temps et d’autres plus saines. « J'aime les initiatives personnelles, que ce soit au travail ou dans la communauté. Quelque chose qui n'existe pas du tout dans les grandes compagnies, conclut Joseph Batrouni. Au Liban, nous pouvons faire la différence. Nous avons un esprit d'entreprise que nous devons préserver. Je pense que c'est ce qui nous a permis de résister à toutes les difficultés au cours du demi-siècle écoulé. »