Il a fallu appeler une semaine à l’avance pour réussir à trouver une table dans ce restaurant de montagne, dans le Metn. Il a fallu ensuite conduire pendant vingt bonnes minutes à travers une forêt de pins, par ailleurs magique, mais absolument obscure ce soir-là, ou sinon à peine éclairée par les lumières du restaurant en question. Une fois arrivés, c’était un autre monde, ou plutôt l’autre face du Liban désormais coupé en deux et dont les mots pour le décrire, l’expliquer, manquent. Le Liban pour lequel même les termes « fou » ou « incompréhensible » ne suffisent plus. C’était un dîner de famille libanais à l’occasion d’un anniversaire, où la table se transforme invariablement en déversoir, en défouloir, et où tout le monde s’interrompt à tout bout de champ pour ajouter son grain de sel ou prendre la discussion d’un sujet à l’autre. L’année passée et celle d’avant, à la même date, à l’occasion du même anniversaire, je me souviens que la conversation avait principalement tourné autour de la situation : électricité, banques, argent, politique, élections, espoir, départs. Hier soir, le mot Liban n’est apparu sur aucune lèvre, sauf brièvement, à la fin du repas, au moment où H. a pris son téléphone pour vérifier l’état des batteries qu’alimentent les panneaux solaires installés chez lui. « Ça fait quelques jours que nous ne recevons quasiment plus de courant électrique d’EDL. » « Ah bon ? » lui avait-on mollement répondu. « Oui, depuis l’arrêt des centrales de Deir Ammar et Zahrani, à cause d’impayés d’EDL. Avant ça, c’était bien, nous avions 4 h d’électricité “daoulé” par jour. » « 4 h par jour ? Waou ! » Voilà à quoi nous sommes désormais réduits, nous réjouir à l’idée de 4 h de courant fourni par l’État, et que nous payons cher de surcroît, ai-je pensé.
La banque comme un bunker
Le matin même, hier, j’avais finalement trouvé le courage d’aller à la banque avec laquelle je traitais au Liban afin de me renseigner à propos de la circulaire 158, l’un des derniers et inestimables trésors que nous a charitablement légués Riad Salamé avant la fin de son glorieux mandat de gouverneur de la Banque du Liban. La banque est bardée de lourdes plaques de fer à travers lesquelles je m’immisce. Dedans, la dérangeante impression d’être dans un bunker que seule une enfilade d’ampoules à néon éclaire d’une lumière de fin de monde. « C. est partie depuis belle lurette. Ce sont sans cesse des départs », m’explique une employée lorsque je demande à voir mon ex-banquière. Je m’installe dans le petit bureau de l’employée en question qui se met à me détailler le dispositif de l’illustre circulaire 158. Au bout de 10 minutes d’explication, contrat d’une vingtaine de pages à l’appui, je l’interromps. « Donc, en fait, si je comprends bien, les titulaires de comptes bancaires ici, et quel que soit le montant de ces dépôts, n’ont droit à retirer que 300 dollars par mois ? » « Tout à fait. » « Donc, en fait, un(e) retraité(e) ou une personne au chômage ou une personne sans rentrées et qui vit au Liban, et qui, disons, a un million de dollars dans votre banque, doit vivre avec 300 dollars par mois ? » « Absolument, vous avez tout compris. » Je signe mécaniquement le contrat qui est sans doute une escroquerie de plus, et pour la première fois de ma vie sans même lire la moindre close. « Vous ne voulez pas lire, monsieur ? » « J’ai passé ma vie adulte à lire vos contrats, à en scruter la moindre close, le moindre mot, et la banque a quand même réussi à faire ce qu’elle voulait. Alors, à quoi bon lire ? » La banquière sourit, mais amèrement. J’ai poursuivi ma journée en réussissant à effacer de ma mémoire l’absurdité de ce dont j’avais été témoin à la banque. C’est seulement en rentrant de dîner, après le « 4 h de courant par jour ? Waouh ! », dans la forêt de pins plongée dans le noir, que tout m’est revenu, que tout m’a explosé à la figure.
La malédiction de la résilience
Comment nous sommes-nous acclimatés, adaptés, à l’enfer ? Je m’étais en fait rendu compte de cette éternelle poisse de l’adaptation que j’ai longtemps tenté de combattre, contre laquelle j’ai copieusement résisté, que j’ai rejetée à bloc, à propos de laquelle j’ai écrit sans fin, mais que j’ai et j’aurai sous la peau pour toujours, comme la plupart des Libanais. Il m’avait suffi de traverser d’un côté à l’autre de ce miroir qui s’appelle le Liban, à la faveur d’une visite à la banque ou d’une phrase lancée au hasard par H., pour réaliser à quel point la résilience est quelque chose qu’on aura beau vomir, détester, mais qui fera pour toujours partie de nous, de nos gènes peut-être. « C’est une malédiction », m’écrivait R. ce matin. Il y a dix jours à peine, un camion transportant toutes sortes de cadeaux empoisonnés traçait son chemin, sans la moindre gêne, en plein jour et promettait le réveil d’une guerre civile, et aujourd’hui, j’ai tout oublié, nous avons tout oublié. Qui en parle encore ? Qui a bougé ? Ce matin encore, je suis descendu trois fois remonter l’interrupteur du générateur, comme un automate, sans ne rien sentir. Tous les jours, on découvre des bébés jetés dans des poubelles où 80 % de la population cherche de quoi manger, et on n’en parle déjà plus. Il y a deux semaines à peine, je me trouvais au niveau du port, lors de la commémoration des trois ans du crime du 4 août 2020, où une poignée de voix juraient que le sang des victimes ne sera pas vain, et depuis, toujours pas un millimètre d’avancement au niveau de ce dossier. Il y a une semaine à peine, un rapport démontrait un supposé détournement de fonds publics par Riad Salamé équivalant à au moins 330 millions de dollars, et c’est comme si l’on apprenait que le ciel est bleu quand il faut beau. « Ce n’est rien qu’on ne savait pas déjà », a dit ZA.
Lundi dernier, j’écrivais à propos de l’oppression sans précédent que subit la communauté LGBTQ+, en premier par le Hezbollah, ensuite par le ministre sortant de la Culture et sa nouvelle proposition de loi, et depuis, la vie continue.
Hier matin, l’employée de la banque m’expliquait que je n’avais droit qu’à 300 dollars (mensuellement) de mes économies pour lesquelles j’ai travaillé depuis l’âge de 18 ans, et hier soir, je ne voyais que la magie de cette forêt de pins.
Bientôt, à l’aéroport, je partirai sans me retourner, peut-être sans même de larmes. Et je me serai acclimaté, adapté, à l’idée que ce pays n’est plus le mien.
Les Libanais ne sont pas résilients, ce sont leurs politiciens qui le sont ! J'ai même entendu un Président dire que ceux qui n'étaient pas contents de la situation n'avaient qu'à émigrer, si si c'est véridique ! Et les jeunes partent en masse.
12 h 19, le 22 août 2023