Torque-Mortada

Il sera peut-être lassant, pour certains lecteurs, de lire un plaidoyer de plus contre la fameuse loi 534 qui aurait dû être abrogée depuis longtemps et qui se voit tout à coup regonflée, carrément transformée en arme d’oppression à l’encontre de tous ceux dont la sexualité est jugée contre-nature par les autorités libanaises. Mais cette mouture encore plus inique que la précédente ne devrait pas passer, au risque de voir ce qu’il reste de libertés individuelles dans ce pays tomber les unes après les autres dans une trappe sans fond.

Le ministre de la Culture est l’auteur de cette abjection à laquelle on gage que peu oseront s’opposer, vu l’atmosphère complotiste et délétère qui règne sur une grande partie du Parlement. Le ministre de la Culture est un héraut de Dieu, il dit parler pour les chrétiens et les musulmans avec des clins d’œil dans toutes les directions. Tant et si bien que le député Mark Daou, qui a osé remettre en question sa logique, s’est vu refouler par un cheikh druze, sa propre communauté, de funérailles auxquelles il assistait hier, à Choueifat.

Dans culture il y a « culte », et sans doute le ministre a-t-il décidé que son mandat se limiterait à ce préfixe commode, qui lui évite de s’embarrasser de toute la complexité de la nature humaine, sa profondeur et son génie. Mais il ne se contente pas de prendre une partie du clergé dans son giron dangereux et stérile. Dans culture, il y a plus court encore, et c’est dans la culotte du peuple que son zèle le mène désormais.

Tout à coup investi d’une mission divine, M. Mortada se bombarde inquisiteur. Il semble découvrir subitement l’existence de l’homosexualité dans le tissu social libanais qui n’est pourtant pas différent du reste de l’humanité, sinon par la subtilité de ses dirigeants. Tout aussi subitement, sous l’emprise d’une inspiration céleste, il voit les forces du mal s’en prendre de la manière la plus sournoise à un peuple qui vivait jusqu’alors tranquille en sa verte vallée : Des « entités » (ici, les Américains) se servent des ONG pour homosexualiser notre jeunesse ! Notre avenir est compromis ! La reproduction de notre race est en péril ! Nos valeurs morales et religieuses sont bafouées par la seule existence des LGBTQ dans nos communautés !

À notre tour d’y aller de nos théories du complot, vu que le complot appelle le complot et que presque personne n’est fiable dans ces assemblées du pouvoir qui semblent depuis plusieurs années n’œuvrer qu’à l’effacement de toute trace de ce que fut le Liban prospère, cosmopolite et libéral. Pourquoi maintenant ? D’où est venu le mot d’ordre pour cette nouvelle chasse aux sorcières ? En quoi les LGBTQ, qui ne font de mal à personne et ne connaissent plus aucun lieu sûr où abriter et vivre leur différence, sont-ils un danger pour notre société ? En vertu de quoi les mariages de mineures, les féminicides, les viols d’enfants qui se perpétuent dans certains milieux sous une chape de silence sont-ils mieux tolérés que la vue d’une personne née homosexuelle comme on a les yeux verts ? En quoi les assassinats, les voitures piégées, les guerres, les combattants, les amphétamines ou simplement les tirs de joie, si barbares, si imbéciles, sont-ils plus vertueux au regard de la morale et de la religion que l’impossibilité pour un homme ou une femme d’aimer des partenaires d’un sexe différent ?

Où est la perversion ? Pourquoi le chef du Hezbollah, qui oriente les décisions des politiques qui lui sont assujettis, jette-t-il tout à coup l’anathème sur une manière d’être somme toute inoffensive? Pourquoi veut-il tout à coup réactiver le rôle que jouait l’armée dans les années 1980, avec force descentes dans les soirées privées, interpellations à coups de matraques lesquelles, ensanglantées en pleine crise du sida, passaient d’une tête à l’autre ? Pourquoi le retour de ce vocabulaire honni, insultant, ce « louté » qui revient dans tous les discours comme un crachat ? Peut-être simplement pour se venger à froid de tous ces jeunes qui ont cru changer le monde, un certain mois d’octobre 2019, en appelant à l’inclusion sous toutes ses formes. Ils avaient même eu l’audace de pendre une effigie du « sayyed ». Mais ce n’est pas une réponse satisfaisante. Après leur réussite économique, les forces dominantes ont visiblement un projet culturel pour le Liban. Ça va secouer.