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Dilemme à quatre temps

Virage de tous les dangers une fois de plus, une fois de trop, que cette courbe quasiment en U surgissant, au bout d’une longue et raide pente, dans la localité de Kahalé. D’innombrables poids lourds à la cargaison excessive ou mal arrimée, quand ils n’étaient pas carrément lâchés par leurs freins, s’y sont couchés, terrassés par les lois de la physique. Comme par une funeste fatalité cependant, ces mêmes lieux ont été, du temps des abus de la résistance armée palestinienne, le théâtre d’un des signes avant-coureurs les plus alarmants de la guerre de quinze ans qui devait ravager le Liban.

Or, si l’on n’y prend garde, c’est dans ces deux catégories à la fois que l’histoire menace de classer un jour le sanglant incident de mercredi à Kahalé. Car si cette gravissime affaire constitue un tournant de la crise libanaise, celui-ci, à son tour, débouche d’office sur un carrefour encore plus décisif : un croisement littéralement crucial, puisque sur chacune de ses voies campe l’un ou l’autre des quatre principaux protagonistes du drame.


Le Hezbollah. À tout saigneur tout honneur, c’est bien par lui qu’il faut commencer, en lui réservant de surcroît le gros de ces colonnes. Il aura fallu un développement fortuit, un banal accident, pour révéler au grand jour ce qui n’était au fond qu’un scandaleux secret de Polichinelle. La milice elle-même se plaît d’ailleurs à qualifier de routinier le carrousel de poids lourds chargés d’armements destinés à la milice et empruntant régulièrement, peinardement, la route internationale Beyrouth-Damas. Partout ailleurs la circulation de tels convois, dument qualifiés d’exceptionnels, requiert tout un train de précautions visant à préserver la sécurité publique, surtout quand la cargaison consiste en du matériel de guerre, hautement explosif par définition. C’était très probablement le cas mercredi à Kahalé, si l’on en juge par la singulière forme oblongue des caisses déversées du véhicule accidenté, mieux faites pour contenir des roquettes, ou même des missiles, que de vulgaires munitions de kalachnikov. Non moins éloquent est d’ailleurs l’acharnement des convoyeurs à interdire, à coups de rafales de fusil-mitrailleur, toute velléité d’approche de la marchandise.


C’est un fait que le Hezbollah ne s’est jamais trop soucié de sécurité publique. L’exemple le plus criant en demeure ces stocks de nitrate d’ammonium entreposés à la diable dans un hangar du port de Beyrouth, et dont l’explosion a causé les ravages humains et matériels que l’on sait ; on pourrait citer de même les caches de munitions aménagées, en surface ou sous terre, dans des zones fortement peuplées. Si néanmoins ce funeste et sanglant mercredi est à marquer d’une pierre blanche, si le Hezbollah devrait en tirer les leçons plutôt que de s’enferrer dans le défi, c’est parce que la majorité des Libanais, toutes confessions confondues, se sentent désormais menacés par les pérégrinations de ces bombes ambulantes. C’est surtout parce que le seuil de tolérance est enfoncé, que celui de rupture est quasiment atteint. En persistant à s’attirer l’animosité ou la défiance des diverses communautés libanaises, en pratiquant à outrance son fameux chantage à la guerre civile, la milice pro-iranienne se dessaisit elle-même de la stature nationale dont elle se prévaut ; elle se réduit à un groupement armé arborant des revendications non plus prétendument libanaises, mais strictement, exclusivement, chiites.


L’armée. Rarement aura été autant méritée son appellation de grande muette. Dans ses premiers communiqués, l’institution militaire s’est bien gardée de citer le Hezbollah ou même de préciser la nature du matériel naufragé. Tout aussi surprenante est une enquête entamée un bon tour de cadran après les événements de mercredi, alors qu’était amplement polluée déjà la scène de la fusillade. Et c’est le même flou qui continue d’entourer le sort de la cargaison saisie par l’armée mais dont la récupération, comme on s’en doute, est exigée par son propriétaire illégitime. Toujours est-il que ce comportement erratique ainsi que la vague de mécontentement (sinon de désaffection) populaire qu’il a provoquée semblent mettre à mal les ambitions présidentielles prêtées au commandant de la troupe, le général Joseph Aoun. Au Liban, il n’est pas rare que le QG militaire de Yarzé serve d’antichambre au palais de Baabda; c’est par un crochet à Kahalé que devra passer cette fois la voie royale.


Le CPL. C’est un test tout aussi capital qui attend ce parti à l’heure où il s’efforce de reconstituer sa vieille alliance avec le Hezbollah, un moment compromise par la question de l’élection présidentielle. Son chef, Gebran Bassil, croit faire œuvre pieuse en prêchant l’apaisement à une base partisane que l’on voit, ces derniers jours, ruer dans les brancards. Dès lors, c’est une couverture chrétienne passablement délavée et élimée que peut encore consentir à la milice cet ancien ministre des AE. Qui, naguère, se portait volontaire pour emmener les ambassadeurs étrangers en visite guidée aux abords de l’aéroport pour se rendre compte, de visu, qu’il n’y existait pas de dépôts de missiles…


Le front souverainiste. C’est un ras-le-bol sans appel qu’ont exprimé dès mercredi soir les adversaires du Hezbollah, lesquels ne se limitent pas aux seules formations chrétiennes. D’autant plus virulent était leur propos que l’incident de Kahalé suivait de peu l’assassinat, dans une zone du Liban-Sud notoirement contrôlée par la milice, d’un ancien activiste des Forces libanaises. Particulièrement fermes – notamment envers l’armée, appelée à ne pas se muer en faux témoin – étaient les interventions des responsables Kataëb.


Reste néanmoins à définir comment assumer ce ras-le-bol sans tomber dans l’infernal piège à la guerre civile tendu par un parti qui se veut celui de Dieu.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Virage de tous les dangers une fois de plus, une fois de trop, que cette courbe quasiment en U surgissant, au bout d’une longue et raide pente, dans la localité de Kahalé. D’innombrables poids lourds à la cargaison excessive ou mal arrimée, quand ils n’étaient pas carrément lâchés par leurs freins, s’y sont couchés, terrassés par les lois de la physique. Comme par une funeste...