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Durs de la comprenette

Nul besoin d’être psychologue pour constater à quel point le déni fait partie de nos mœurs politiques, sinon de nos mœurs tout court. Cette dérive qui consiste à refuser de percevoir et de reconnaître une réalité pénible, traumatisante, est institutionnalisée ; elle tient lieu de doctrine de gouvernement, s’étendant jusqu’aux échelons les plus élevés de l’État. Lors de la rébellion populaire de 2019, on a vu ainsi un président occulter l’ampleur de la contestation en invitant les mécontents à déguerpir ailleurs ; on l’a vu encore réfuter les statistiques sur l’appauvrissement brutal de la population en soutenant que les restaurants continuent d’afficher complet.

Après toutes les balivernes officielles quant à la parfaite solidité de la monnaie nationale, l’inviolabilité des dépôts bancaires et le sérieux des réformes en chantier, c’est à morceau plus gros – à affaire de vie ou de mort – que s’attaquent maintenant les bonimenteurs de la République en vantant les charmes de ce véritable havre de tranquillité et de sécurité qu’est le Liban. Car à ce jour, nos responsables n’ont pas encore compris (c’est bien eux qui l’assurent, la main sur le cœur !) quelle mouche a pu piquer Saoudiens, Émiratis, Koweïtiens, Bahreïnis, Qataris et Omanais quand, à divers degrés d’urgence, ils ont alerté leurs ressortissants sur les périls que comporte tout séjour dans nos belles contrées.

Une semaine de combats à l’arme semi-lourde se déroulant dans le plus peuplé des camps palestiniens, aux portes de la troisième ville du pays, les tirs débordant même parfois sur le centre de Saïda, tout ce meurtrier remue-ménage sans le moindre commentaire du pouvoir libanais ? À en juger par l’assourdissant silence des responsables, ce n’était rien qu’un banal et fâcheux incident de parcours qui a à peine troublé une trépidante saison estivale : l’État veillant à la sécurité de ses hôtes étrangers avec la même sollicitude, le même zèle dont il fait montre, comme tout le monde sait, envers la population locale. Il faut croire cependant que ce funeste déni s’avère encore plus contagieux que le Covid, puisque même dans les rangs de l’opposition on a pu se dire tout aussi incapable de comprendre…

Il n’en fallait pas davantage pour laisser l’opinion publique en proie aux spéculations les plus angoissantes. Force est d’admettre, bien sûr, que les motifs d’alarme ne manquent pas hélas ! Notre doux pays est effectivement un assemblage de poudrières. Et comme si le formidable arsenal guerrier du Hezbollah n’était pas encore assez, les camps de réfugiés regorgent d’armements ; pire, s’y disputent la suprématie de nombreux groupuscules, notoirement téléguidés le plus souvent par les puissances régionales et plus soucieux de s’entre-tuer que de libérer la Palestine. Que l’on ajoute à ce fouillis la réconciliation saoudo-iranienne qui bat de l’aile, le rabibochage syro-saoudien qui ne se porte guère mieux, les renforts navals américains dans les eaux du Golfe et les incessantes manœuvres de pénétration israéliennes, et l’on est amplement servi.

Mais n’en déplaise aux stratèges de salon qui hantent les plateaux de télé, se limiter à ce genre d’exercice, n’est-ce pas un peu chercher midi à quatorze heures en oubliant l’essentiel, celui-là même qui nous fait le plus défaut ? Par fataliste résignation ou par admirable résilience (on ne sait plus trop), les Libanais savent très bien, eux, qu’ils vivent sur une terre naguère bénie des dieux, mais où désormais l’existence humaine et le respect qui lui est dû ne pèsent pas bien lourd. Ni la panne de l’enquête sur l’hécatombe du port de Beyrouth, ni les victimes de tirs de deuil ou de réjouissance, ni la criminelle corrida de chauffards sur les routes n’ôtent leur sommeil à ceux qui nous gouvernent.

Qu’au contraire les royaumes des sables, eux, se préoccupent de la sécurité de leurs ouailles où qu’elles se trouvent, comme l’expliquait lundi l’ambassadeur d’Arabie ; que les touristes du Golfe aillent dépenser ailleurs leurs riyals ou dinars, voilà tout bêtement ce qui peut surprendre, affoler et ridiculiser d’aussi irresponsables dirigeants que les nôtres.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Nul besoin d’être psychologue pour constater à quel point le déni fait partie de nos mœurs politiques, sinon de nos mœurs tout court. Cette dérive qui consiste à refuser de percevoir et de reconnaître une réalité pénible, traumatisante, est institutionnalisée ; elle tient lieu de doctrine de gouvernement, s’étendant jusqu’aux échelons les plus élevés de l’État. Lors de la...