Trois ans déjà et toujours rien, s’accorde-t-on à se lamenter ici et là ; mais en toute honnêteté et objectivité, est-ce tout à fait le cas ? Et se laisser aller à baisser les bras parce que l’enquête judiciaire sur l’hécatombe du 4-Août est actuellement au point mort, n’est-ce pas précisément faire le jeu des fabricants de mort, des stratèges du désespoir ? De commémoration en commémoration et sans autre forme d’exutoire, n’est-ce pas pour les Libanais se résigner à devenir, à la longue, un peuple de pleureuses ?
Charité bien ordonnée commençant par soi-même, inopportune, suspecte, honteuse et même scandaleuse (stupide de surcroit, à l’ère du journal électronique) aura été cette décision des syndicats des secteurs de l’information et de la diffusion de décréter le chômage en ce même jour de deuil et de souvenir. Les médias sont là surtout pour rapporter, répercuter, amplifier la douleur du public. Voulait-on dès lors étouffer, insonoriser même en partie, cette précieuse caisse de résonance qu’est la presse, que l’on n’eut pas agi autrement.
Mais revenons à l’essentiel : toujours rien vraiment, au plan de l’enquête ? Faux, archifaux : le prétendre, le penser seulement serait, pour tout citoyen épris de justice, trahir un homme qui a bravé les pressions les plus énormes, les menaces les plus explicites, dans son opiniâtre quête de vérité. Et qui, de fait, a réussi à arracher aux eaux glauques du port leurs secrets les plus compromettants, leurs témoignages les plus accablants. Insensible aux ingérences politiques comme aux manœuvres d’intimidation mafieuses, le juge d’instruction Tarek Bitar a ainsi poursuivi des députés, des anciens ministres, des généraux à la tête de tout-puissants organismes de sécurité avant d’être neutralisé par une avalanche de recours en récusation. Fait absolument sans précédent dans les annales judiciaires, le courageux investigateur sera allé jusqu’à inculper, en même temps que trois autres collègues magistrats, le procureur général près la Cour de cassation en personne : lequel d’ailleurs le lui a bien rendu en le poursuivant à son tour pour insubordination et usurpation de pouvoir.
En attendant que soit tranché le litige, il faut certes reconnaître que l’enquête marque le pas, officiellement du moins ; mais l’indomptable juge ne chôme pas pour autant, bétonnant son dossier, œuvrant même, selon ses proches, à la rédaction d’un acte d’accusation en bonne et due forme. Quelle que puisse être en effet la suite des évènements, Tarek Bitar a déjà amplement mérité de la patrie pour avoir démêlé cet inextricable nœud de vipères qu’est l’affaire du port ; pour avoir fait la part de l’intention criminelle, de la corruption et de la négligence dans l’infernale mixture au nitrate qui a pulvérisé tout un plan de la capitale, tué 235 innocents et blessé plus de 6.000 autres ; pour avoir désigné du doigt les fauteurs de catastrophes ; pour avoir aussi attiré sur sa personne leur haine et leur vindicte, lesquelles n’étaient en réalité que le plus clair des aveux de culpabilité.
Mieux encore, c’est grâce à ce même magistrat d’exception qu’est enfin crevé l’abcès qui ronge l’institution judiciaire libanaise. Que des juges - et non des moindres ! - soient compromis dans la genèse, puis le traitement, de la monstrueuse explosion de l’été 2020, laisse imaginer la magistrale ampleur du coup de balai qui s’impose au Palais de justice. Ce même élément ne donne que plus de poids, en outre, à l’exigence croissante d’une enquête internationale sur la tragédie du port : laquelle toutefois ne saurait mieux aboutir que si elle s’appuyait sur une massive, permanente , inlassable mobilisation populaire.
Pour poignant que soit le culte du souvenir, il ne pourra jamais tenir lieu de révolte. À Tarek Bitar les Libanais doivent certes une fière chandelle. Les victimes du port méritent bien davantage, elles , que la bougie du souvenir.
Issa GORAIEB
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