Si vous l’avez entendu, ce bruit qui ne ressemble à rien de connu. Si vous les avez vus, ce nuage et cette tempête de débris. Si les cris de détresse, après un silence opaque, vous ont traversé le cœur avant même de résonner à vos oreilles bourdonnantes. Si en ce 4 août 2020, à 18:07, vous êtes resté prostré, peut-être ensanglanté, cassé, ou en apparence intact mais incapable de prendre une décision utile. Si vous avez pensé, quand votre cerveau s’est remis en marche, à l’explosion d’une voiture piégée au passage, dans votre rue, de quelque responsable politique ou, en comptant une seconde explosion, à un bombardement israélien. Si vous avez, retrouvant d’instinct l’usage de vos jambes, réussi à vous frayer un chemin à travers l’escalier encombré de débris, et trouvé au dehors l’indescriptible horreur, et porté d’hôpital en hôpital un être cher ou un inconnu déchiqueté, et trouvé les hôpitaux détruits, les soignants débordés, sans équipements, blessés eux-mêmes. Si vous avez traversé Gemmayzé de nuit, cherchant à la lumière d’un téléphone portable des repères disparus, vos pas crissant sur un fleuve de verre embâclé dans les ruines, pour secourir un ami qui ne répond plus. Si, le lendemain, vous avez refusé de remercier Dieu de vous avoir épargné quand plus de deux cents morts et un nombre incalculable de victimes et de parents de victimes n’avaient rien à remercier. Si vous avez entendu les pantins au pouvoir se défausser sur le hasard ou la légende d’un soudeur, ou déclarer qu’« il était trop tard ». Si vous avez pleuré les larmes de votre corps, des mois durant, en pensant que tant de vies auraient été épargnées si seulement une alerte avait été donnée, si ce hangar avait été vidé. Si seulement le port de Beyrouth n’était pas ce dépotoir de produits improbables et illicites, ce carrefour de trafics obscurs, si le Liban n’était pas au cœur d’une toile tissée par un monstrueux conglomérat de malfaiteurs aidés de l’intérieur par des fats insatiables et obsédés de pouvoir.
Si vous avez vu les jeunes converger de tout le Liban et des pays d’émigration, armés de balais, se jeter à corps perdu dans un nettoyage qui valait bien les écuries d’Augias, sous l’œil torve des gendarmes déployés non pas pour aider mais pour « surveiller ». Les mêmes gendarmes tirant à balles réelles sur les manifestants, leurs concitoyens, fous de douleur, de colère et de désespoir. Si vous avez vu, naguère arrondie, blanche et rassurante, la silhouette des silos se transformer en une rangée de mauvais chicots envahis de vermine. Si vous avez, de longs mois durant, observé et respiré les fumeroles sans cesse ranimées par on ne sait quel mystère. Si vous avez vu les dizaines de portraits affichés sur les murs de la ville, si vous avez vu en chacun votre enfant, votre frère, votre sœur, votre mère. Si vous avez encore pleuré en regardant la retransmission des funérailles, celles d’Alexandra, 3 ans, d’Isaac, moins de deux ans, d’Élias, 15 ans, des jeunes soldats du feu et de dizaines d’autres à travers le pays, et imaginé toute la détresse à l’arrivée des corps de ces nombreux inconnus rapatriés, morts pour avoir tenté de subvenir aux besoins de leurs familles dans un pays encore plus incertain que le leur.
Alors, au fond de vous, malgré les pressions exercées pour faire avorter enquête et instruction, malgré l’échec apparent des révoltes et le désintérêt croissant pour les gesticulations des politiques et la vacuité du pouvoir, vous savez. Vous savez fermement, absolument, que vous la porterez, cette mémoire et que vous la transmettrez, et que vous serez présent et présente pour que jamais ne soit oubliée la moindre vie emportée ou meurtrie par ce moment épouvantable. Pour que chaque coupable soit poursuivi au-delà de sa tombe et que justice soit rendue. Cette ville de vérandas et de bougainvillées, sur laquelle s’est acharné le mal sous toutes ses formes, mérite de nous voir main dans la main jusqu’à la fin de nos jours pour retrouver son âme. Soyons présents demain soir. Le Liban nous attend.
Superbe article ???
15 h 08, le 08 août 2023