Critiques littéraires Romans

Au plus près de l’abîme

Au plus près de l’abîme

D.R.

Dans la préface que l’auteur rédige lui-même – tout en affirmant que les préfaces sont obsolètes et sans goût – Salim Mrad raconte comment lors d’une visite dans un musée d’art à Berlin, il pose malencontreusement ses fesses sur une installation qu’il prend pour une chaise. Un boulon se dévisse alors, produisant un son qui continue de le hanter de retour à Beyrouth, si bien qu’il envisage d’appeler les conservateurs de l’exposition pour leur indiquer « l’emplacement de [son] crime ». Ce « crissement fatal », il le réentend la nuit, dans des rêves obsédants.

Cheffe cuisinière au Lycée Véronique Khaweja, Marlène Hakim entre au commissariat pour porter plainte. « Contre moi-même, monsieur le commissaire. » Elle s’incrimine d’avoir, lors d’une fête, servi aux enfants de la cantine du poisson radioactif venu d’Extrême-Orient ! Sa cousine qui est avocate, a eu beau lui faire entendre raison, arguant que « sans dégâts ni victimes », il ne saurait y avoir de génocide ! Rien n’y fait ! Peine perdue.

Wissam el-Zoghbi attendait, pour les publier, d’avoir accumulé suffisamment de « noyaux de sagesse » qui, à la manière des « instants décisifs de Cartier-Bresson », constituaient le secret de ses meilleurs clichés. Le photographe revient chez ses parents mais remue ciel et terre et conjure le bon Dieu pour éviter dans l’immeuble de son enfance de rencontrer Jouji qui était devenu Jihad. Une question incontournable, irréductible, l’habite pourtant en permanence et le torture : « As-tu senti mon sexe presser contre tes fesses ? M’en as-tu voulu ? »

Au volant de sa voiture et en compagnie de son ami Waël, Iyad Harb n’arrête pas de renverser des piétons imaginaires. Cela débute pour une raison mystérieuse une nuit à Aïn el-Mreisseh ; c’est une femme noire qui traverse la rue. Son co-équipier descend du véhicule. Personne. Depuis, on ne compte plus les cadavres et Waël lance son cri de guerre C.T.C. qui signifie « continue ton chemin » !

Ces trois nouvelles reliées par un fil d’Ariane monstrueux forment le livre de Salim Mrad dont le sous-titre peut fasciner : Roman obsessionnel en trois mouvements. Avec cette première œuvre d’un auteur venu du cinéma, Mrad peut légitimement revendiquer une place que nul n’a probablement occupée avant lui dans la littérature francophone libanaise : la culpabilité est un terreau littéraire fertile. Elle porte en elle de manière allégorique le destin national d’un Liban malade qui n’arrive pas, tant qu’il est dans le déni, à trouver une voie salutaire malgré tous les guérisseurs qui accourent périodiquement à son chevet.

Ces nouvelles qui constituent le recueil, l’auteur dit lui-même qu’il est descendu les « prélever au plus près de l’abîme ».

« (…) une soudaine envie de vomir le fit sortir de classe mais rien ne voulait sortir de sa bouche l’incident occupa tout son espace mental il n’y avait plus de place pour quiconque ni coniques ni Molière ni cinétique ni Aristote ni trigo suites projectile réfraction carbone plastique Rabelais Verlaine sciences de la vie et de la terre tectonique des orages ô désespoir il y avait son sexe… »

Sans reprendre ni souffle ni ponctuation. Sur toute une page. De notre Histoire. Avec laquelle il faudrait se réconcilier si l’on veut mettre la tête hors de l’eau trouble. S’admettre. Avouer. S’accepter. Comme l’un des personnages qui dit « Je suis O-mon-sexuel mais je ne suis pas un monstre non plus ».

Muffins de Salim Mrad, Les Impliqués, 2022, 131 p.

Dans la préface que l’auteur rédige lui-même – tout en affirmant que les préfaces sont obsolètes et sans goût – Salim Mrad raconte comment lors d’une visite dans un musée d’art à Berlin, il pose malencontreusement ses fesses sur une installation qu’il prend pour une chaise. Un boulon se dévisse alors, produisant un son qui continue de le hanter de retour à...
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