Critiques littéraires Dictionnaire

Viscéral Flaubert

Sur Flaubert, on perpétue à l’envi quelques clichés : « Madame Bovary c’est moi », l’ermite du Croiset et l’épreuve du gueuloir. L’excellente formule de la collection des dictionnaires amoureux de chez Plon permet de dépasser quelques clichés pour pénétrer plus intimement l’âme et l’œuvre du colosse des lettres. Avec Régis Jauffret comme guide, l’étonnant de la visite est assuré.

Viscéral Flaubert

D.R.

Les entrées du dictionnaire invitent au libre vagabondage. En quelques coups d’œil et d’une main sûre qui soupèse l’épaisseur du volume, on repère deux-trois références incontournables. Ici Croiset, la maison du maître, Maxime Du Camp qui fut son ami, Homais, le pharmacien de Madame Bovary. On se croit en terrani connu. Mais de suite, d’autres entrées intriguent, prédisposent à la curiosité : Julio, Plumes, Ruines…

Flaubert était beau, très beau même, apprend-on. Les quelques photos qui subsistent de lui ne lui rendent pas assez grâce. Dans sa jeunesse, tout le monde se retournait sur son passage. Cheveux blonds ondulés, coffre large, démarche énergique et yeux d’un bleu profond, il avait l’allure d’un Viking. Son succès auprès de la gent féminine était exceptionnel. De la même façon, on s’accroche à l’idée d’un homme reclus, indifférent au bruit du monde, vivant pour le culte des mots. Mais Flaubert est un homme perpétuellement entouré, aimant le tapage, et n’hésitant pas à faire campagne auprès de ses éditeurs Charpentier puis Michel Levy pour exister et être reconnu. C’est vrai qu’avec sa haine du bourgeois et son franc-parler, il ne se fera pas que des amis. Et déjà dans son propre pays : la Normandie. « À propos du bourgeois, c’est demain qu’il y en aura dans les rues, que de rosettes, de cravates blanches ! Le port étincellera de Rouannais avec leurs petits qu’on bourrera de marrons glacés, et dont on collera les entrailles avec du sucre de pomme. »

Alors, certes Flaubert avait la dent dure. Mais trop souvent gâtée aussi ! Il souffrait d’abominables rages de dents dont certaines se sont déchaussées. Sa propension à fumer énormément – chez lui le tabac est une religion – n’arrange pas les choses. Sa bouche en devint noire. Il ne se résoudra pas à arrêter de fumer malgré les injonctions qui lui sont faites. À cela, en poète et en philosophe, il répond : « Il n’y a dans le monde qui vaille la fumée qui s’en envole, ni le culot qui la garnit. Il se casse il est vrai, amis elle se remplace – les illusions ne sont pas de même. »

Cette plongée dans un Flaubert vivant est surtout l’occasion de saisir les tourments d’un créateur malencontreusement en avance sur son temps. Madame Bovary est interdit pour outrage aux bonnes mœurs et conspué alors que les romans bien tièdes de Paul Bourget sont portés en triomphe. L’Éducation sentimentale qui est le roman auquel il tenait le plus (et qu’il voulut débaptiser pour l’appeler Les Fruits secs, quel titre génial !) est parfaitement incompris. Échec commercial complet. Ne parlons pas de Salammbô qui vient à bout de la patience de ses meilleurs amis à qui il inflige de soirées lecture interminables. Madame Bovary était la radiographie d’une âme, L’Éducation sentimentale est un roman qui prouvait que les révolutions n’enfantent jamais de rien d’autre qu’un retour au même et Salammbô voulait ressusciter la splendeur d’un pays et d’une langue perdus. Seul lui le savait.

En guide conférencier du monument Flaubert, Régis Jauffret résiste à l’embaumement patrimonial. Flaubert monument oui, mais monument vivant et dérangeant. Son Flaubert qu’il prend par le bras pour le suivre dans tous les recoins de conscience invite à la révolution permanente. Dans la première occurrence de ce dictionnaire, découvrir l’article Autodafé. Jauffret y compose une scène fictionnelle entre Maupassant et Flaubert. L’élève est venu voir à sa demande son maître déjà malade et affaibli. Au milieu des 1600 volumes qui composent sa bibliothèque où l’on trouve principalement des classiques grecs et latins, des livres d’histoire et plusieurs versions de la Bible, Flaubert déplace en soufflant une malle remplie de lettres et de manuscrits. Puis, approchant le tout près de la cheminée, il invite Maupassant à l’aider : « Voilà ma vie, dit-il. Je veux en garder une partie et brûler l’autre. »

Le grand mérite du Dictionnaire amoureux de Flaubert par Régis Jauffret est de s’autoriser la fiction et le compagnonnage charnel. Flaubert ? Une bonne grosse âme si tendre capable de s’effondrer en larmes à la vue d’un enfant. L’anecdote est véritable. Et Jauffret enrage qu’aux obsèques de l’auteur il n’y ait eu que si peu de monde : « Dumas ne s’est pas déplacé. Du Camp s’est fait excuser pour une fluxion, Hugo n’a pas daigné, les ministres jouent au croquet ce jour-là. »

Après le Dictionnaire Flaubert paru chez Honoré Champion en 2018, somme complète, on pensait déjà tout savoir sur Flaubert ; le grand mérite de ce dictionnaire amoureux conduit par Regis Jauffret est de retranscrire le sentiment d’une vie vécue intensivement et le prix de son immense peine : « Mon travail fait mon chagrin. La littérature est un viscératoire qui me démange. Je me gratte par-là, jusqu’au sang. »

Dictionnaire amoureux de Flaubert de Régis Jauffret, Plon, 2023, 480 p.

Les entrées du dictionnaire invitent au libre vagabondage. En quelques coups d’œil et d’une main sûre qui soupèse l’épaisseur du volume, on repère deux-trois références incontournables. Ici Croiset, la maison du maître, Maxime Du Camp qui fut son ami, Homais, le pharmacien de Madame Bovary. On se croit en terrani connu. Mais de suite, d’autres entrées intriguent, prédisposent...
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