Entretiens Entretien

Sandra Barrère : l’art et la littérature autour d’un massacre

Sandra Barrère : l’art et la littérature autour d’un massacre

Docteure en littérature comparée, Sandra Barrère est chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’université de Bordeaux Montaigne. Ses recherches s’intéressent aux liens entre littérature, histoire et politique. Elle est bien connue du public libanais, ayant passé plusieurs années à l’Institut français de Beyrouth (de 2011 à 2014). Elle vient de publier un ouvrage remarquable, issu d’une thèse de doctorat : Écrire une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art. Ce livre dense et rigoureux, écrit d’une belle plume, interroge la capacité de la production artistique qui s’est emparée de ce massacre à compenser le vide incommensurable laissé par les institutions. Car en effet les historiens n’ont pas fait toute la lumière sur ce qui s’est réellement passé, les victimes n’ont pas été enterrées, hormis trois dizaines d’entre elles, et bien que l’ONU ait qualifié ce massacre d’acte de génocide, il n’y a eu ni enquête, ni verdict ni réparation des victimes. L’art peut-il réparer ? C’est cette question brûlante et quelques autres que nous avons souhaité aborder avec l’auteure.

Pourquoi et surtout comment avez-vous choisi ce sujet de recherche ? Vous faites référence à « un moment fondateur » dont la signification reste obscure au-delà de l’émotion qu’il provoque en vous.

Je ne sais pas si j’ai choisi ce sujet, ou bien si le sujet m’a choisie. Il y a une série de circonstances particulières qui font qu’entre le moment où je vois le reportage en septembre 1982 et le moment où je réside à Beyrouth, entre le moment où, adolescente, je vis une sorte d’effondrement personnel devant les images de l’horreur et la période où je me retrouve à vivre au Liban pendant près de 4 ans, il y a un fil ténu mais assez robuste pour que je n’aie plus qu’à le tirer délicatement et en faire le sujet d’une enquête. Au fond, je veux comprendre ce qui m’a ébranlée à 15 ans, ce qui fait que j’ai perdu quelque chose ce jour-là, et qui fait aussi que lorsque je m’engage, 30 ans plus tard, je sais par avance que j’irai jusqu’au bout. Durant ce séjour à Beyrouth, j’ai pris le temps d’analyser les phénomènes qui se produisaient sous mes yeux, notamment la multiplication des œuvres, la manière dont elles tentaient de circonscrire le tabou. Et il y a eu ce « moment fondateur » en effet, en mars 2011, à la frontière, au sud de Bint Jbeil. Un moment de vive commotion, dans lequel l’expérience sensible convoque immédiatement quantité de flashs, de récits historiques relatifs au conflit israélo-palestinien, mais aussi à sa généalogie européenne. Des récits qui trouvent là une matérialité tangible, qui engendrent des interrogations, puis des intuitions qui stimulent au final la volonté de savoir. La libido du savoir, si vous voulez…

Comment s’est fait le choix des œuvres du corpus principal ? Vous parlez de la « capacité des œuvres à enterrer les morts ».

Je me consacre en effet à 14 œuvres, parmi les 50 œuvres identifiées. La rencontre avec Jacques-Marie Bourget et Sorj Chalandon au Salon du livre francophone, ou avec Monika Borgmann et Lokman Slim ont, par exemple, été des jalons déterminants. Pour d’autres, je suis allée les chercher loin, par-delà les déserts d’Arabie : je parle des œuvres de Dia al-Azzawi, de Sami Mohammad. D’autres encore se trouvent sur ma route tandis que je ne les cherchais pas : la performance de Mona Hatoum m’est signalée par une amie. Je suis tombée à la renverse lorsque je l’ai découverte. C’est une œuvre majeure qui, étrangement, passe sous les radars de la critique et dont j’estime cependant qu’elle enterre symboliquement les morts depuis la position de gisante. Une fois que j’ai identifié un corpus assez étoffé, j’ai décidé de resserrer l’analyse sur les œuvres les plus significatives. Par exemple, le roman hypermnésique d’Elias Khoury, La Porte du soleil, emblématique de l’obsession du récit dans un contexte où le récit se dérobe. Ce texte est un chef-d’œuvre.

Votre objectif était d’interroger le silence, à la fois celui qui entoure les massacres de Sabra et Chatila et celui qui persiste sur la Nakba. Sont-ils de même nature ? Ont-ils les mêmes causes ?

Je voulais comprendre les raisons de la prolifération d’œuvres traitant d’un massacre, paradoxal en ce sens qu’il est bien sûr connu mais c’est un non sujet, pour ne pas dire un tabou. Au Liban, l’amnistie a provoqué l’amnésie. Ailleurs, silence aussi. Se pouvait-il que l’incommensurable de ces œuvres puisse compenser, d’une manière ou d’une autre, l’incommensurable de ce silence ? Je ne pouvais cependant pas me focaliser sur 43h d’histoire sans déroger tout à fait à l’exigence de rigueur. Il fallait entrevoir des causalités. J’en viens à considérer la séquence historique. Je tire des fils. Ces fils me conduisent à des collusions que je n’imaginais pas entre les milices des Forces libanaises et l’armée israélienne, qui mettent définitivement à mal la doctrine de la « responsabilité indirecte » de l’armée israélienne. Je continue et percute la Nakba. Je fais le constat d’une persistance des silences autour de la condition des réfugiés palestiniens, plus généralement autour de la question de Palestine. Je tire encore, je me retrouve en Europe, aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, dans l’urgence du règlement de la condition des survivants de la Shoah. J’en viens à examiner les effets d’effacement mémoriel propres à une culture de la mémoire centrée autour de la Shoah. Voire, sous condition d’instrumentalisation particulièrement problématique, aux effets de motivation du crime induits par cette même culture de la mémoire. Je tire ces fils, j’essaie de dénouer l’écheveau des problèmes, des non-dits. Tout cela est troublant…

Vous écrivez que l’art est « le lieu du ressouvenir et de la réparation ». Ce qui pose, et c’est le sujet entre autres du film Valse avec Bachir, la question des relations entre mémoire et fiction. Que peut-on en conclure quant aux liens complexes entre art et mémoire ?

Oui, Valse avec Bachir est exemplaire de ce mécanisme : c’est le récit, en particulier le récit de fiction qui vient au secours de la mémoire traumatique, qui contribue à la restaurer. Ce qui est vrai dans l’ordre du travail analytique se vérifie dans l’ordre des médiations opérées par l’art : il y a narration et contamination du réel par la fiction, la psyché reprend contact avec la sorte de crypte où la mémoire traumatique s’était retrouvée piégée. Le film d’Ari Folman a été assez critiqué au Liban je crois, mais il faut reconnaître au réalisateur d’avoir illustré avec brio les mécanismes de ces médiations artistiques, en plus d’avoir contribué à un examen de conscience assez courageux en sa qualité d’Israélien issu de survivants de la Shoah.

Analysant Anima de Wajdi Mouawad, vous écrivez que les œuvres littéraires permettent de réparer des liens abîmés, qu’elles sont les porte-voix des voix tues, qu’elles recomposent le monde comme pluralité humaine.

Avec Anima, Mouawad fait parler les animaux. De ce coryphée inédit émerge une vérité soigneusement escamotée : la vérité du crime perpétré dans Chatila par celui qui se présentait comme un sauveur. Et plus que cela : Mouawad met en scène la mise en partage de l’expérience de la souffrance, l’interconnexion des mémoires traumatiques. Il le fait à travers la mise en lien de l’expérience commune de la colonisation, de la dépossession et du crime qu’elle enclenche à Chatila, et d’autre part, de la désappartenance, de la désaffiliation et des crimes commis dans le cadre du code de l’indigénat canadien visant les Amérindiens. À partir de quoi, on peut considérer que les auteurs suturent les liens, ils recomposent le monde comme pluralité humaine.

Vous mettez en évidence que le travail qu’opèrent plus généralement les œuvres que vous analysez est celui de la production de « poétiques ». Et que ces « poétiques de Chatila » créent de l’énergie. Pouvez-vous nous éclairer davantage là-dessus ?

Oui, je crois que ces « poétiques de Chatila » prédisposent un monde nouveau. Elles travaillent dans le sens où elles ont une valeur attestataire : elles disent les faits – l’écrit testimonial de Jean Genet est à ce titre remarquable. Elles déposent symboliquement une stèle à l’endroit de l’absence. Pour finir, elles réintroduisent sinon une justice, du moins une justesse dans la manière de déconstruire les derniers grands mythes de la modernité verticale (le racisme, le sexisme, l’orientalisme, l’anthropocentrisme, le concept d’Occident, etc.). Elles s’érigent contre ce que j’appelle la « conjuration des oublis ». Elles introduisent un colossal chambardement dans le régime des représentations. Elles font tout cela activement à mes yeux : il y a une performativité des poétiques de Chatila. De ce savoir nouvellement acquis surgit une énergie qui annonce, on peut en faire le pari, l’aggiornamento des soulèvements à venir.

Il arrive que dans ce travail académique, vous vous mettiez en avant en tant que personne, avec vos émotions et votre subjectivité. Par exemple lorsque vous écrivez : « Combien l’image de la bouteille jetée à la mer catalyse trente années d’intranquillité chez moi, est-ce par éthique intellectuelle ? Par fidélité aux personnes interrogées ? »

J’essaie d’être sincère. Je ne suis pas un pur esprit. Comme tout le monde, je m’efforce de donner du sens, y compris à travers mes perceptions sensibles. L’idée pascalienne du « moi haïssable » doit, il me semble, être révisée, en ce sens qu’il importe de prendre en compte le domaine perceptif dans la construction du savoir et ce dans le champ des sciences humaines et sociales comme ailleurs. C’est-à-dire aussi : dans la construction de la rationalité. C’est possible pour autant que cette construction mette les hypothèses à l’épreuve de l’objectivation avec méthode.

Écrire une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art de Sandra Barrère, Classique Garnier, 2022, 584 p. 

Docteure en littérature comparée, Sandra Barrère est chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’université de Bordeaux Montaigne. Ses recherches s’intéressent aux liens entre littérature, histoire et politique. Elle est bien connue du public libanais, ayant passé plusieurs années à l’Institut français de Beyrouth (de 2011 à 2014). Elle vient de publier un...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut