Le Liban s’engouffre dans une crise économique, monétaire et financière sans fin… et le Hezbollah en profite. Telle est la conclusion d’une étude publiée ce mois-ci par The Washington Institute For Near East Policy, un laboratoire d’idées proche des conservateurs américains. Dans Cash Cabal : How Hezbollah Profits from Lebanon’s Financial Crisis, la banquière Samara Azzi et la chercheuse principale au sein de ce think tank Hanin Ghaddar tentent de recenser les instruments et les canaux utilisés, depuis 2019, par le Parti de Dieu pour étendre son emprise sur cette « économie du cash » qui a pris son envol avec l’effondrement du secteur bancaire.
Comment le Hezbollah a pu tisser cette nouvelle toile d'araignée ? Quels sont ses instruments privilégiés ? Quel est le rôle des autorités et du secteur financier ? L’Orient-Le Jour fait le point avec Hanin Ghaddar sur les principales découvertes de cette étude.
Depuis sa création, le Hezbollah est considéré comme une organisation politique et militaire qui a toujours assuré une grande partie de son financement à travers l’économie souterraine. Qu’est-ce que la crise a changé de ce point de vue ?
La corruption a toujours été l’une des principales politiques du Hezbollah, notamment pour assurer la loyauté de ses partisans et de ses alliés au sein des autres partis politiques, et cela n’a pas changé depuis la crise. Ce qui a changé, ce sont les modalités à travers lesquelles il se finance. Avant la crise de 2019, son « modèle économique » était principalement basé sur trois piliers : le financement politique iranien, le contrôle de l’économie souterraine (trafic de drogue, contrebande, blanchiment d’argent…) et les retombées financières liées à sa capacité d'infiltration des institutions étatiques – que ce soit en matière de prise de décision, mais aussi en ce qui concerne l’allocation des ressources et des financements publics (il suffit de voir comment certains financements, de projets agricoles par exemple, ont été en grande partie dirigés vers les zones qu’il contrôle).
Mais à partir de 2019, la donne a changé : le gouvernement a fait défaut sur sa dette et n’a plus d’argent à capter, la banque centrale (BDL) ne peut plus continuer à puiser dans ses réserves pour financer les subventions qui ont alimenté les trafics (et elle ne fonctionne que grâce à l’argent des déposants), et enfin, le Liban n’est plus bancarisé. S’il a pu garder certaines de ses sources de revenus traditionnelles (les trafics, les fonds iraniens), le Hezbollah a dû s’adapter à cette réalité en trouvant d’autres canaux de financement au sein de cette nouvelle « cash economy » qui s’est installée. Et il est d’autant mieux placé pour le faire que depuis le début, il a toujours fonctionné comme cela : son propre modèle est basé sur le « cash ».
Parmi ces canaux de financement, on peut citer les remises envoyées par la diaspora : les expatriés ne pouvant plus envoyer ces fonds par les banques, ils passent par des sociétés de transfert – qui au Liban sont principalement contrôlées par des proches des alliés chrétiens du parti de Dieu – et ont reçu une licence de la BDL pour pouvoir échanger des dollars contre des livres, en échange d’une commission versée par cette dernière (ce qui est très inhabituel). De même ; les changeurs, dont la plupart font partie du réseau d’Amal et du Hezbollah, sont devenus un acteur majeur de cette économie du « cash », en remplaçant en grande partie les banques, et permettent au parti de capter une partie des milliards de dollars dépensés par les touristes et les expatriés.
Un autre instrument central de ce dispositif est al-Qard el-Hassan, qui est une organisation caritative sous licence du ministère de l’Intérieur, mais opère aujourd’hui de fait comme une banque, et sans doute la seule qui fonctionne toujours au Liban. Et l’argent généré par le Hezbollah dans cette « cash economy » est placé dans cette banque qui le réinvestit ensuite dans des projets spécifiques, comme l’immobilier ou les panneaux solaires par exemple (à condition, bien sûr, que ceux-ci soient chinois et non américains…) Et comme ce n’est pas officiellement une banque, elle échappe aux règles de conformité et de contrôle (en matière de connaissance des clients, de normes antiblanchiment etc.) qui s’imposent à ces établissements.
Dans votre étude, vous pointez du doigt la responsabilité de la BDL et de son gouverneur, Riad Salamé, dans ce mécanisme. Jusqu’où s’étend-elle ?
La BDL a joué un grand rôle dans ce cercle vicieux, car en fin de compte c’est elle qui a fait ces accords avec les sociétés de transfert de fonds et les agents de change – via de nouvelles circulaires ou l’octroi de licences à ces institutions –, notamment pour pouvoir récupérer et retirer une partie des dollars présents sur le marché. Par conséquent, ces acteurs, et donc indirectement le Hezbollah, n’auraient pas pu se faire autant d’argent si cette politique n’avait pas été mise en place.
La responsabilité de Riad Salamé dans ce système est d’autant plus évidente qu’il aurait très bien pu choisir d’accorder ces licences à d’autres institutions, n’ayant aucune affiliation ou proximité avec le Hezbollah. D’ailleurs, alors que le mandat de Riad Salamé s’achève fin juillet, l’une des priorités du Hezbollah est de s’assurer qu’il disposera toujours d’un allié à la tête de la BDL.
Depuis le début de la crise, le secteur bancaire a fait front commun avec la BDL, y compris contre les plans de réforme gouvernementaux qui auraient pu accélérer la restructuration bancaire et donc enrayer la progression de cette « économie du cash » qui le marginalise. Ses intérêts sont-ils en partie liés à ceux du parti de Dieu ?
Indirectement, oui. Bien sûr, les actionnaires des banques, qui sont pour la plupart chrétiens, n’ont pas adopté cette ligne pour aider le Hezbollah. Mais, comme lui, ils se sentent menacés par les réformes. La restructuration bancaire implique notamment une répartition des pertes dans laquelle ils doivent jouer un rôle de premier plan. Et cela bien sûr, les propriétaires de banques, dont nombreux sont politiquement connectés, n’en veulent pas.
Au final, ils sont avides, même si cela fait du mal à l’activité de leurs propres banques, et c’est cette avidité qui a permis au Hezbollah de tirer à ce point profit de l’« économie du cash »…
Dans le Liban d’aujourd’hui, aucun des acteurs majeurs du système – la classe politique corrompue, la BDL, le secteur bancaire... – n’a intérêt à voir les réformes systémiques mis en œuvre. Et le Hezbollah encore moins que les autres.
commentaires (5)
Excellente analyse. Tout dit au dernier pargraphe. Alea jacta est.
Ca va mieux en le disant
21 h 53, le 30 juin 2023