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Culture - Récompense

Mara Ingea et son puzzle libanais fait de poésie et d’absurdité

Interactive et ludique, « Puzzles », l’installation de la jeune artiste présentée à la Quadriennale de Prague et inspirée des quatre années que Beyrouth a traversées après la révolution de 2019, la propulse dans la cour des grands avec le Premier prix/talents émergents.

Mara Ingea et son puzzle libanais fait de poésie et d’absurdité

Mara Ingea devant son installation « Puzzles », qui souhaite attester de cette volonté toujours présente chez les Libanais de ramasser les morceaux, de remettre en place et de continuer à avancer. Photo DR

En la croisant dans les allées des pavillons où les installations étaient exposées à la Quadriennale de Prague, une des responsables de production lui avait posé la question : « Est-ce que vous venez ce soir à la cérémonie de la remise des prix ? » Mara Ingea avait répondu sans grande conviction : « Oui, probablement. » Et la responsable d’insister : « Vous devriez venir et vous installer sur le côté. »

L’installation « Puzzles » de Mara Ingea qui a reçu le Premier prix/ Talent émergent à la Quadriennale de Prague. Photo DR

Bien sûr, Mara Ingea, diplômée du Département de théâtre alternatif et de marionnettes du DAMU à Prague, avait réfléchi et conçu son projet pour la Quadriennale de Prague en faisant intervenir et sa créativité et sa sensibilité ; elle y avait mis tout son amour pour Beyrouth sa capitale natale et toutes ses émotions. Elle avait même passé son temps avant la délibération à réparer, retoucher son installation jusqu’au dernier jour où un garçon de huit ans s’était balancé sur la structure et l’avait obligée à tout remonter. Bien sûr, elle pensait que son projet méritait bien un petit prix. « Mais plus le jury se rapprochait du premier prix dans l’énumération des gagnants, confie-t-elle, plus la réalité me rattrapait en me chuchotant : « Il ne reste plus que le premier prix, il n’est sûrement pas pour toi. »

Et pourtant, quand le Liban, représenté par Mara Ingea, est invité à monter sur scène récolter sa récompense pour le meilleur prix de talents émergents, la jeune artiste et sa famille présente parmi le public restent interloqués, mais néanmoins très fiers. Elle avait été prise de court : « J’étais très émue, dit-elle, et n’avais rien préparé pour remercier. »

Nous sommes le mardi 13 juin, à la Quadriennale de Prague 2023 pour sa 15e édition qui se déroule dans la capitale tchèque et le Liban est à l’honneur grâce à cette jeune fille dont le talent vient d’éclater au grand jour. Face à plus de 40 pays, elle en ressort triomphante et pourtant son installation n’était pas des plus techniquement évoluée ou des plus esthétiquement parfaite. Elle était un mélange de tragédie, d’absurdité et de poésie. Mais d’abord qui est Mara Ingea, auteur de l’installation « Puzzles » ? Et qu’a-t-elle voulu réaliser ou peut-être faire réaliser ?

Mara Ingea, une jeune talent propulsée dans la cour des grands. Photo DR

Petite marionnette deviendra grande

Elle a grandi à Beyrouth dans un mélange de cultures et de langues. Très jeune, Mara Ingea est exposée à l’art et fascinée par tout type d’artisanat et de mécanismes. Le design a toujours fait partie de sa vie d’une manière ou d’une autre, son père étant architecte et designer de produits. « C’est naturellement très tôt, constate-t-elle, que j’ai commencé à fabriquer des objets et des personnages que je réalisais avec tout ce qui me tombait entre les mains. Recycler les matériaux et les utiliser dans mes pièces était une pratique que je faisais inconsciemment à l’époque mais très consciemment aujourd’hui. Cette pratique de recyclage est une des raisons qui me pousse à créer comme je le fais. J’aime sauver les objets des décharges et leur octroyer une seconde vie », affirme-t-elle.

Une œuvre lauréate représentant et illustrant le Liban. Photo DR

Après avoir décroché un diplôme d’animation à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), avec une préférence pour l’animation en stop motion, et plus particulièrement la partie construction de marionnettes et scénographie, Mara Ingea décide, en 2018, de pousser plus loin dans cette direction et s’inscrit à un atelier de fabrication et de performance de marionnettes à Prague, proposé par Puppets in Prague. « Cet atelier m’a fait découvrir le domaine des arts de la scène que je connaissais peu auparavant. C’est ainsi que j’ai décidé de poursuivre ma carrière dans cette direction, et me suis inscrite à un programme de maîtrise de mise en scène de théâtre imaginé et d’objet à l’Académie des arts du spectacle de Prague (DAMU). Depuis, mon travail s’est davantage orienté vers l’installation et la scénographie, tout en pratiquant de temps en temps l’animation. »

Aujourd’hui, Mara réalise qu’elle avait tendance à communiquer à travers les objets et les matériaux et ses récents projets se situent souvent à la frontière entre performance et installation. Sa fascination pour les objets mécaniques influence aussi la façon dont elle conçoit ces derniers. Mais ce qu’elle aime particulièrement dans sa pratique, c’est le travail en équipe. « La méthode de conception que j’ai découverte lors de mes études à DAMU favorise la répartition horizontale des rôles dans le développement d’un projet, ce qui signifie que chaque membre de l’équipe, quel que soit son rôle, est également important et utile au projet. Prendre des décisions est extrêmement difficile pour moi, j’ai donc souvent besoin que les autres réfléchissent avec moi et me donnent leur avis pour m’aider dans ce processus. » Et pourtant dans sa réflexion pour son installation « Puzzles », Mara Ingea, sans sombrer dans le pathos, a porté seule, très haut, les couleurs de son pays qui a tant souffert.

L’installation « Puzzles » de Mara Ingea qui a reçu le Premier prix/ Talent émergent à la Quadriennale de Prague. Photo DR

Beyrouth en cinq temps et mouvements

Beyrouth est en effet une ville constamment secouée, où tragédies, événements tristes, catastrophes écologiques, crises économiques se succèdent. Pour parler de sa ville, pour parler du pouvoir de ces habitants de faire ou de ne pas faire, d’être dans l’action ou dans l’inaction, pour revenir sur les quatre années qui ont pris leur départ avec la thaoura du 17 octobre 2019, suivie par la pandémie du Covid, puis par l’explosion au port le 4 août 2020, la crise économique et même quelques secousses sismiques (avec et après le tremblement de terre en Turquie et en Syrie), Mara Ingea n’a pas trouvé mieux que le mot « puzzles » (chuchoté par son père) pour définir son installation. Puzzles pour exprimer tous les moments difficiles que sa ville a traversés, Puzzles pour attester de cette volonté toujours présente chez les Libanais de ramasser les morceaux, de remettre en place et de continuer à avancer.

L’installation, faite de cinq modules, est un assemblage d’objets recyclés et de mécanismes simples qui se mettent en mouvement grâce aux interactions des visiteurs. Tirer des câbles qui actionnent des casseroles qui se mettent à s’entrechoquer, actionner des balais avec un système d’engrenage qui nettoie et pousse les constructions, faire bouger les silos, remplir des seaux pour construire un immeuble, pousser sur les cordes, sur les poignées, voilà ce que cette installation invite à faire car elle est une sorte de cocréation avec le public. Lorsque les visiteurs interagissent et activent les mécanismes, l’espace se transforme, les changements se produisant parfois sur place et parfois au fil du temps et de la répétition.

Puzzles a le mérite d’avoir été réalisée avec des moyens très modestes et sans aucun financement ou aide extérieure, mais l’artiste se démarque par son esprit créatif, son concept réfléchi et les contraintes qu’elle a dû affronter (installée à l’extérieur, il a fallu qu’elle soit préparée contre les intempéries). Une installation qui atteste aussi de la réalité chaotique de Beyrouth à travers des témoignages partagés par ses habitants. L’artiste précise : « J’ai imprimé les témoignages sur les souvenirs que les Libanais ont de Beyrouth. Les histoires incluent des lieux qui ont disparu, des lieux qui ont été touchés par les événements récents ou des moments insolites de la vie quotidienne liés à la situation actuelle. Mais Puzzles offre aussi un avant-goût de la ville par les bruitages et les sons qui fusent de tous ces mécanismes et de ces éléments reliés les uns aux autres, formant une grande « machine » qui s’active. Ce pouvoir que Mara donne au public pour actionner ces mécanismes n’est pas sans rappeler que Beyrouth pour elle n’est rien sans le pouvoir de ses habitants de faire ou de défaire, d’où l’absurdité souvent d’une situation. « J’ai voulu insister sur le fait que certaines fois, beaucoup d’actions ne mènent à rien et de petits riens mènent à quelque chose. Parfois, un gros effort est nécessaire pour accomplir une action simple, alors que d’autres fois, quelque chose de grand découle de presque rien. » Ce jeune talent prometteur n’a à aucun moment eut l’intention, à travers son œuvre, que l’on s’apitoie sur le sort de sa ville. Mara Ingea a voulu susciter l’intérêt du public sur la nature intrinsèque de son peuple et sa capacité d’accomplir de grandes réalisations quand il y met son amour, ses émotions, sa sensibilité et son écoute de l’autre. « J’aimerais que les gens retiennent l’absurdité de la situation actuelle au Liban. Cette dernière semble parfois si surréaliste que la regarder de loin peut sembler tragiquement absurde. » Et l’artiste de conclure : « Il est difficile de comprendre Beyrouth par la raison, il suffit de la comprendre avec ses émotions et ses sentiments. »

La Prague Quadriennale 2023 (arts de la scène, du théâtre et de la scénographie) a présenté les expositions et projets primés par le Jury PQ lors de sa 15e édition.

« Puzzles » de Mara Ingea a reçu le premier prix dans la catégorie des talents émergents.

La participation libanaise à PQ (Prague Quadriennale) s’est faite grâce à l’initiative de Hadi Damien (curateur) et n’est pas soutenue par les institutions publiques.

En la croisant dans les allées des pavillons où les installations étaient exposées à la Quadriennale de Prague, une des responsables de production lui avait posé la question : « Est-ce que vous venez ce soir à la cérémonie de la remise des prix ? » Mara Ingea avait répondu sans grande conviction : « Oui, probablement. » Et la responsable...
commentaires (1)

De chaleureuses félicitations à cette jeune fille talentueuse qui représente parfaitement cette partie de la population libanaise qui vit dans le progrès et non pas dans l’obscurantisme

Lecteur excédé par la censure

07 h 58, le 19 juin 2023

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Commentaires (1)

  • De chaleureuses félicitations à cette jeune fille talentueuse qui représente parfaitement cette partie de la population libanaise qui vit dans le progrès et non pas dans l’obscurantisme

    Lecteur excédé par la censure

    07 h 58, le 19 juin 2023

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