
Photo Michèle Aoun
Nous sommes début juin à Paris. Dans ta ville relativement normale, c’est le Mois de la pride, le Mois des fiertés, au cours duquel on célèbre les luttes de la communauté LGBTQ+. Dans ta nouvelle vie, dans ta ville qui n’est pas coincée cent ans en arrière, le bar en dessous de chez toi, la librairie du coin et même la mairie de ton arrondissement ont accroché sur leurs murs des drapeaux arc-en-ciel et des posters de la Gay Pride qui se tiendra le 24 juin. Deux filles s’embrassent dans un rayon de soleil et personne autour ne se retourne, ne les toise ou ne remarque même ça, mais c’est une vision qui bêtement t’émeut à chaque fois, toi le garçon qui vient de loin, de cette face du monde où l’humanité a été abîmée. Dans quasiment toutes les stations de métro, sur les colonnes Morris de ton boulevard, partout, il y a des affiches de garçons qui s’embrassent à pleine bouche, des affiches qui dénoncent l’homophobie, qui parlent d’homoparentalité et de transition de genre ; des mots que chez toi, au Liban tu ne prononçais qu’en murmurant, la tête presque baissée de honte…
« Je l’ai élevé comme un garçon, merde ! »
Le cinéma de ton quartier a consacré le programme de sa semaine à des films queer, et ce soir, un garçon t’y emmènera regarder Call Me by Your Name ou L’Inconnu du Lac. Demain, tu te réveilleras sans doute dans ses draps, et il te dira que tu lui plais, qu’il aime ton accent chantant et qu’il a envie de te revoir, que tu lui prépares des plats libanais. Il t’aura plu aussi, mais comme à chaque fois, tu te méfieras, tu penseras au pire scénario, tu te barricaderas et tu ne le rappelleras pas. Tu as appris à te protéger, toi qui portes encore les cicatrices d’histoires avec des garçons de chez toi, du Liban, qui se font mal entre eux à force d’avoir été eux-mêmes blessés. Comme à chaque fois, tu t’en voudras un peu et puis tu repenseras aux casseroles que tu traînes avec toi depuis le Liban. Les choses qui font mal et collent à la peau depuis l’enfance mais desquelles on n’arrive pas à se débarrasser ; et tout le mal que ce pays aura pu nous faire, nous les garçons qui banalement et seulement préférons les garçons. Tu aurais aimé que les choses aient été différentes pour nous, moins difficiles. Tu aurais voulu pouvoir dire que ton enfance n’a pas été que triste, parce que dans le fond elle n’a pas été que ça, mais la violence est tyrannique, elle annule tout le reste. Tu aurais voulu qu’on te laisse ces « jeux de filles » entre les mains quand tu ne savais pas pourquoi tu étais aimanté par ceux-ci, à trois ans, au lieu de te recevoir une paire de claques et un superhéros aux biceps en plastique. Tu aurais voulu, dès l’âge de cinq ans, ne pas avoir systématiquement tous les matins ce nœud qui venait étrangler ton ventre en allant à l’école, parce que tu savais déjà ce qui t’y attendait, les rires des autres et tes larmes à peine contenues, parce que tu savais déjà que tu serais exclu, disqualifié, rangé au rayon des garçons qu’on pointe du doigt et qu’on harcèle et qu’on coince au fond d’un préau jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. Tu aurais voulu pouvoir raconter à tes parents ce calvaire, qu’ils comprennent et mettent fin à tout ça. Tu aurais voulu, à l’époque, qu’une main se tende vers toi, que quelqu’un de bienveillant vienne protéger ton petit corps détesté au point que tu as fini par le détester; au lieu de te voir envoyé chez une psy ou, pire, dans un confessionnal en face des jugements d’un prêtre aux pratiques douteuses. À huit ans, tu aurais voulu ne pas entendre les sanglots de ta mère et les cris de ton père, à travers ta porte éternellement fermée à double tour, ces mots qui ne t’ont plus jamais quitté : « Je l’ai élevé comme un garçon, merde ! Pourquoi il est comme ça ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter un fils comme ça ? »
Tu aurais voulu ne pas être un héros
À dix ans, tu aurais voulu que quelqu’un te caresse le front et t’explique ce qui t’arrive quand tu ne comprenais pas ce qui détonnait en toi, ton « défaut de fabrication ». Tu aurais voulu juste pouvoir effacer de ta mémoire ces moments où, en cours de sport, au moment où les capitaines de foot formaient leurs équipes, tu étais à chaque fois le dernier à être choisi, tu étais le mouton noir dont personne ne voulait. À l’adolescence, tu aurais voulu qu’on arrête de te dire de ne plus être sensible, de ne plus pleurer, de ne plus chantonner à la fin de chaque phrase, de ne plus traîner avec les filles, de ne plus écouter la musique que tu écoutes, de te trouver une copine, de te débrouiller pour être un garçon. Tu aurais voulu avoir le mode d’emploi pour changer l’intonation de ta voix et les mouvements de tes mains. Plus tard, tu aurais voulu ne pas avoir eu envie de mourir, parfois, quand les regards des gens à l’humanité abîmée dans ton pays te signifiaient que tu es une déviance, une anomalie de la nature, une maladie incurable, presque un déchet qui ne mérite pas de vivre. Tu aurais voulu pouvoir sortir habillé comme tu veux, sans avoir invariablement à entendre des railleries et des insultes et des crachats dans ton dos. Tu aurais voulu rentrer dans une salle de classe avec la tête haute, sans avoir à te cacher au fond, de peur d’être encore une fois dénoncé. Tu aurais aimé que tes parents ne changent pas de sujet pour peu qu’on leur demande de tes nouvelles, comme si tu étais une tache d’encre sur le tableau parfait de ta famille. Tu aurais aimé que les choses soient différentes pour tous les garçons du Liban qui aiment les garçons. Tu aurais aimé qu’ils aient eu moins mal, et qu’ils te/se fassent donc moins mal. Tu aurais tant voulu ne plus lire ces abjections pour peu qu’un compte Instagram de ton pays poste quelque chose en rapport avec l’homosexualité. Tu aurais voulu que le bar de ton quartier à Beyrouth, que la librairie du coin et même la municipalité de Beyrouth accrochent des drapeaux arc-en-ciel en ce mois de juin. Tu aurais voulu que tout ça ne soit pas un combat. Tu aurais aimé, aujourd’hui, ne pas être regardé comme un héros pour le simple fait d’avoir fait ton coming out « dans un pays comme le Liban ». Tu aurais aimé que l’humanité du Liban ne soit pas abîmée…
Nous sommes début juin à Paris. Dans ta ville relativement normale, c’est le Mois de la pride, le Mois des fiertés, au cours duquel on célèbre les luttes de la communauté LGBTQ+. Dans ta nouvelle vie, dans ta ville qui n’est pas coincée cent ans en arrière, le bar en dessous de chez toi, la librairie du coin et même la mairie de ton arrondissement ont accroché sur leurs murs des...
commentaires (4)
Je vous demande pardon ,Cher Gilles Khoury ,mais la France ce n'est pas Paris mais des Paysages et des Peuples divers qui sont majoritairement blancs, Chrétiens et hétérosexuels monogames .Nous respectons la liberté sous toute ses formes mais ceux qui parlent de défiler pour les fiertés ,sont assez peu nombreux . Les statistiques disent qu'il y auraient 83% d'hétérosexuels et 9% qui ne savent pas ce qu'ils . Ce qui nous laisse que 2% d'homosexuels et 3% de bisexuels . Est-ce que ces 5 ou 6% justifient cette publicité , ces défilés ou cette publicité. Il y a peut-être chez les hétéros des homophobes mais ils sont souvent originaires d'autres cieux .
Yves Gautron
20 h 07, le 06 juin 2023