De retour d’Égypte où il avait bâti sa fortune, Ibrahim Dimitri Sursock édifie entre 1865 et 1870 une demeure au milieu d’un domaine qui s’étendait de sa maison jusqu’à l’actuelle villa Audi. Il avait trois fils : Élie, Nicolas et Michel. Son fils aîné, Élie, se fait construire une opulente demeure au bout de la propriété, dotée d’un jardin d’environ 5 000 m2 (aujourd’hui détruite). Sur une parcelle mitoyenne, son fils cadet érige en 1912 une majestueuse bâtisse qui deviendra l’actuel musée Nicolas Sursock. La résidence familiale échoit au benjamin Michel, qui s’y installe avec son épouse Linda, la fille de Georges Moussa Sursock. Le couple aura deux enfants :
Ibrahim (1910-1973) et Marie, épouse Joy Tabet (1911-2010). Devenue prématurément veuve, son mari Michel étant décédé à 27 ans du typhus, Linda Sursock garde cependant son salon ouvert, qui sera largement fréquenté par les diplomates puissants de l’Empire ottoman, du mandat français et les politiciens libanais. Depuis lors, les lieux portent le nom de la maîtresse de céans, villa Linda Sursock. Un film d’espionnage franco-italo-ouest-allemand de Manfred R. Köhler, Agent 505 – Todesfalle Beirut, a même été tourné dans la maison, en 1966.
Objectif, préserver le patrimoine
Héritières en troisième génération, les cinq filles d’Ibrahim Sursock ont « de bonnes raisons de vendre la propriété », souligne un ami de la famille, qui souhaite conserver l’anonymat. « Dans bien des cas, le degré d’entente entre les héritiers est minime. Qu’adviendra-t-il alors si les enfants de ces dames ne sont pas unanimement favorables à sauvegarder le patrimoine?
Si aucun d’eux n’est en mesure de racheter la part des autres et qu’ils décident de détruire la maison, ou de la laisser à l’abandon, ce serait une vraie perte », ajoute-t-il. Rénovée une première fois en 2013, la villa Sursock retrouve son lustre d’antan. Elle accueille des manifestations sociales et culturelles, des soirées, des galas de charité et prête son cadre prestigieux au restaurant de l’hôtel Bristol. Lors de la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, le bâtiment a subi de gros dégâts, comme tous les édifices de la rue Sursock. Une attention particulière sera accordée à sa restauration, comme à la magnifique triple arcade qui constitue l’entrée du hall central. Datant de 1907, cette œuvre de Gibran Dimitri Tarazi (1867-1938), composée de boiseries ajourées à motifs géométriques dans lesquels sont incrustés des vitraux colorés, a été reconstituée à l’identique par l’architecte Sara Jaafar et les ateliers de Minjara.
Opulence des lieux
Le salon arabe constitue l’un des points forts de la villa Linda Sursock. Son plafond et ses murs sont habillés de boiseries du XVIIIe siècle, ornées de calligraphies. Ces panneaux auraient décoré à l’origine une salle de réception d’une maison de cour à Damas ou Alep. Lors de leur restauration en 2013, Camille Tarazi, architecte et cinquième génération de la célèbre Maison Tarazi, avait relevé sur l’un des lambris la mention 1176 de l’Hégire (année chrétienne 1798). Pour la petite anecdote, dans cette salle, plusieurs diplomates et émissaires trébuchaient parfois sur le rebord du petit bassin et tombaient dans l’eau. Ce qui a amené la maîtresse de céans à surnommer cette pièce « la salle de baptême des ambassadeurs » ! L’ouvrage de menuiserie dans la salle à manger est de style néogothique. Il a été réalisé par la maison parisienne Krieger qui possédait des succursales au Caire et à Alexandrie.
Les motifs géométriques et les coloris du plafond sont inspirés du livre de Prisses d’Avennes, L’art arabe d’après les monuments du Kaire, paru en 1877. Une étude menée sur la maison Ibrahim Sursock par Camille Tarazi relève que quatre plafonds de la villa sont similaires aux motifs illustrés dans le livre de Prisses d’Avennes. L’architecte relève également que certains ouvrages de menuiserie décorative ne peuvent être que l’œuvre de son arrière-grand-oncle Gibran Dimitri Tarazi. Ainsi la porte menant au premier étage s’avère être un petit bijou d’ébénisterie avec ses moucharabiehs soutenus par un cadre en muqarnas (motifs en forme de nids d’abeilles de l’architecture islamique). « Les détails ressemblent à s’y méprendre à ceux réalisés par la Maison Tarazi pour le trône du sultan Abdul Hamid en 1900. » Dans un état d’abandon avancé, le second étage est doté de quatre chambres à coucher, où les restes d’anciennes corniches et peintures murales surmontées de calligraphies arabes subsistent. Linda Sursock avait donné tout son lustre à la villa. Désormais propriété de la famille Saadé, une nouvelle page s’ouvre pour la demeure. Contactés par L’Orient-Le Jour, les nouveaux propriétaires n’ont pas désiré répondre à nos questions, confirmant qu’ils communiqueront plus tard sur le sujet.
« La villa est entre de bonnes mains, précise pour sa part Sabine Bustros, présente durant la transaction. Elle aura sûrement un avenir intéressant à la mesure de son histoire. »
Michel Ibrahim Sursock sera délégué auprès du parlement turc vers 1914. Il décédera du typhus en 1919.
15 h 46, le 27 mai 2023