Bachar el-Assad a gagné la guerre en 2016, lorsque les miliciens iraniens et les avions russes ont repris Alep-Est aux mains de l’opposition. Depuis, le rapport de force sur le terrain a constamment évolué en sa faveur jusqu’à lui permettre de reprendre le contrôle de près de deux tiers du pays. Voilà bientôt sept ans que le tyran de Damas adopte la même stratégie : gagner du terrain, là où il le peut, ne rien céder, y compris à ses alliés, et attendre patiemment que ses ennemis d’hier le réhabilitent un à un au nom de la « realpolitik ».
Le président syrien n’a pourtant rien à offrir. Il règne sur un pays morcelé et en ruine. Il n’a pas les moyens de reprendre les territoires qui lui échappent. Il n’a aucune intention de faciliter le retour des 13 millions de réfugiés ou déplacés, majoritairement sunnites, qui ont fui autant la guerre que son régime, et qu’il perçoit jusqu’à aujourd’hui comme une menace. Il ne peut se débarrasser ni des Russes ni des Iraniens, qui ont infiltré son régime à tous les niveaux. Il ne peut rien négocier, puisque la négociation implique de faire des compromis, même minimes, ce qu’il a toujours refusé de faire même quand il était dans une position d’extrême faiblesse. C’est contraire à son ADN : en 50 ans, les Assad père et fils n’ont cédé qu’une seule fois, face à Kissinger, en 1974, pour assurer la survie de leur régime. Le président syrien ne discute pas, il exerce un sempiternel chantage, que ce soit aux réfugiés, au Captagon, dont son pays est devenu le principal producteur mondial, ou aux « terroristes », qu’il a su instrumentaliser à chaque fois que cela lui était utile.
Bachar el-Assad n’a rien à offrir et pourtant Mohammad ben Salmane est en train de lui dérouler le tapis rouge pour un retour en grande pompe au sein de la « maison arabe ». MBS veut refaire de la Syrie une « question arabe ». Il veut contraindre le régime à « récupérer » les réfugiés, à s’éloigner des « griffes » iraniennes, ou encore à cesser d’exporter son Captagon dans le Golfe. Le prince héritier saoudien a des raisons légitimes de vouloir atteindre ses objectifs. Mais qu’il est naïf de penser qu’il y parviendra en réhabilitant – sans conditions préalables – un Bachar el-Assad qui n’attendait que cela. Le royaume a déjà tenté de jouer cette carte par le passé. À chaque fois ce fut un échec.
Mohammad ben Salmane se présente aujourd’hui comme un homme nouveau. Un dirigeant qui aurait mûri et appris de ses « erreurs ». Il veut faire oublier son intervention désastreuse au Yémen, l’assassinat de Jamal Khashoggi, ou la prise en otage de Saad Hariri.
Il veut s’affirmer comme le grand leader de la région, celui qui fera figure de modèle dans tout le monde arabe, celui qui est capable de ramener l’Irak et la Syrie dans son giron, et de faire la paix avec les Iraniens.
Le prince héritier est en train de transformer son pays à une vitesse et à une échelle rarement vues dans l’histoire récente. L’Arabie saoudite, telle qu’on l’a connue, n’existe déjà plus. Il faut en prendre conscience sans toutefois fermer les yeux sur la répression – elle aussi sans précédent – qui accompagne cette révolution.
Mais sur la scène régionale, le dauphin donne le sentiment de passer d’un extrême à l’autre : de la guerre tous azimuts à la paix sans conditions. Il se retire du Yémen – ce qui est une bonne chose –, mais en laissant les houthis poursuivre le conflit. Il permet à l’Iran de renforcer ses positions sur le terrain et de continuer son programme nucléaire sans pour autant risquer l’isolement régional. Il offre à Khamenei et à Assad ce qu’ils ont été incapables de gagner, jusqu’ici, malgré toutes leurs batailles : la stabilité.
Certes MBS peut toujours se retirer de l’accord si les Iraniens ne respectent pas leurs engagements. Certes, ses concessions sont pour le moment essentiellement symboliques, et rien ne dit qu’il a l’intention de financer la reconstruction syrienne (ce que la loi César empêche de toute façon). Certes, il est nécessaire de négocier avec ses ennemis et d’éviter, à tout prix, une confrontation de grande ampleur dont les conséquences seraient désastreuses pour toute la région. Mais entre le fusil et le rameau, il existe un monde de tous les possibles que le prince héritier semble ignorer.
En laissant l’Iran poursuivre son entreprise de déstabilisation régionale et, surtout, en réhabilitant un dirigeant qui a bombardé et gazé son propre peuple, comment MBS peut-il espérer insuffler une nouvelle ère dans la région ? À moins que cette ère ne soit – dans la continuité de ce qu’a montré le prince par le passé – avant tout celle de la contre-révolution et de la fermeture définitive de la parenthèse des printemps arabes.
A un certain moment, avant, durant ou après la deuxième guerre mondiale, le “pouvoir” s’est entendu sur la réalité inévitable de sacrifier la Palestine pour régler le “problème Juif”. Aujourd’hui le “pouvoir” s’est entendu sur l’hypothèse de sacrifier le Liban pour régler les “problèmes des réfugiés palestiniens et syriens”. La seule question qui demeure est: quand?
15 h 15, le 01 mai 2023