Critiques littéraires Critique littéraire

L’errance et la solitude

L’errance et la solitude

© Kurt Markus

Après de longues années de silence succédant à La Route, le roman qui lui avait valu le prix Pulitzer, le grand écrivain américain Cormac McCarthy revient avec un diptyque dont le premier volume intitulé Le Passager (et qui sera suivi par Stella Maris, au mois de mai) vient de paraître en français aux Éditions de l’Olivier. À quatre-vingt-dix ans, McCarthy conserve toute sa vigueur et l’on retrouve ici son écriture précise, détaillée et en même temps étrangement lyrique, ainsi que sa prodigieuse capacité à décrire les individus confrontés à l’immensité de la nature. Surtout, il n’a pas renoncé à raconter la solitude de l’homme et la dureté de sa condition sur terre.

Le Passager raconte l’histoire de Robert (Bobby) Western, le fils d’un grand scientifique qui collabora avec Oppenheimer et d’autres physiciens à la confection de la bombe atomique américaine. Brillant physicien lui-même, Bobby a néanmoins abandonné ses études et sa passion pour les sciences afin de devenir plongeur sous-marin, à la Nouvelle Orléans. Lors de l’une de ses missions pour la société pour laquelle il travaille, il est chargé d’une opération de sauvetage dans les restes d’un avion privé accidenté gisant au fond du golfe du Mexique. Il s’avèrera vite que cet avion n’était pas un banal appareil, et surtout que l’un des passagers censé avoir disparu dans l’accident ne s’y trouvait pas, ce qui semble avoir une certaine gravité. Des soupçons se portent sur Bobby, accusé d’en savoir sur cette affaire plus qu’il ne veut en dire. Or Bobby ne sait rien, mais de mystérieux enquêteurs le poursuivent et le harcèlent, ce qui va progressivement le transformer en fugitif.

Si Bobby Western ne semble à aucun moment vraiment soucieux de résister à ce devenir de fugitif, ni à comprendre ou à réagir à ce qui est en train de lui arriver, c’est parce qu’il est entièrement possédé par une autre histoire, par un passé qui le hante et qui fait de lui un homme totalement absent à sa vie présente. Cette histoire, c’est sa relation à sa jeune sœur Alice, un génie des mathématiques et une femme torturée par l’angoisse et l’incompréhension du sens de la vie, qui finira dans un asile d’aliénés. Amoureux de sa sœur mais incapable d’assumer ses sentiments, Bobby vit dans le souvenir d’Alice et dans la culpabilité envers elle. Et c’est ce cocktail explosif composé d’une vie hantée par le passé et d’une affaire policière incompréhensible qui fait de Bobby cet être errant – errant aussi bien dans son quotidien de sédentaire que lorsqu’il est obligé de fuir la Nouvelle Orléans et de perdre son identité.

L’errance est, à la vérité, le thème récurrent et presque obsessionnel de l’œuvre de Cormac McCarthy. Il y revient encore ici, en décrivant une fois de plus la lente perdition d’un homme et son indélébile solitude – solitude qui est l’autre des grands thèmes de l’écrivain. Cela n’en donne pas moins une succession de chapitres magnifiques dans lesquels défilent divers épisodes du face-à-face de l’homme avec la nature. C’est tantôt le récit d’un séjour dans la maison de l’enfance dans le Tennessee, tantôt celui d’un passage sur une plateforme de forage en pleine mer durant un terrible orage, tantôt la vie dans une maison abandonnée de l’Idaho en plein hiver. Mais le roman est aussi, et paradoxalement, fait de longs dialogues de Bobby avec d’autres personnages, autour de questions aussi diverses que l’histoire de la physique quantique, l’assassinat de John Kennedy ou encore l’énigme du passager disparu. Mais la force de ces longues périodes de dialogues vient du fait qu’elles ne font que couvrir d’un voile de sociabilité la solitude inhérente du personnage, un personnage dont on perçoit bien que même s’il parle volontiers, tout chez lui tend en réalité vers le silence et vers le désir de retrouver son tête-à-tête avec sa souffrance, sa culpabilité et ses souvenirs.

Dans tous les romans de McCarthy, la condition humaine est ressentie comme une impasse, ou comme une pure et simple épreuve, que seule peut-être une certaine beauté du monde, malgré sa dureté, permet parfois de rédimer. C’est le cas aussi dans Le Passager. Pour McCarthy, la souffrance est une part de notre condition et elle doit être endurée. C’est ce que dit un de ses amis à Bobby Western tout en lui rappelant quand même que se complaire dans la souffrance est un choix. Or c’est ce choix que fait Bobby Western, ce qui en définitive le rend attachant mais aussi difficilement pénétrable, et surtout différent des personnages des autres romans de l’écrivain, personnages qui endurent leur condition avec la même sorte de distance terrible, mais parce qu’ils ne peuvent faire autrement.

Le Passager de Cormac McCarthy, traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Éditions de l’Olivier, 2023, 544p.

Après de longues années de silence succédant à La Route, le roman qui lui avait valu le prix Pulitzer, le grand écrivain américain Cormac McCarthy revient avec un diptyque dont le premier volume intitulé Le Passager (et qui sera suivi par Stella Maris, au mois de mai) vient de paraître en français aux Éditions de l’Olivier. À quatre-vingt-dix ans, McCarthy conserve toute sa vigueur...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut