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Vénus Khoury-Ghata : « Pourquoi j’écris encore »

La prestigieuse collection Poésie / Gallimard consacre à nouveau l’écriture de Vénus Khoury-Ghata, poète et romancière, née au Liban, résidant en France, et auteure d’une œuvre importante. Rencontre avec une femme de lettres dont l’âme et le sens de la vie demeurent intimement intriqués à l’écriture.

Vénus Khoury-Ghata : « Pourquoi j’écris encore »

D.R.

Gens de l’eau suivi de Éloignez-vous de ma fenêtre, est le recueil n°576 venant de paraître chez Gallimard. « Publier un deuxième livre de Vénus Khoury-Ghata dans la collection Poésie / Gallimard n’est évidemment pas anodin : il s’agit en effet de signaler l’importance de cette œuvre qui plonge ses racines dans la plus profonde réalité humaine », souligne l’éditeur.

Est également saluée par cette consécration, une œuvre poétique qui continue « à fondre en une émouvante alchimie, le quotidien le plus proche et son mystère » et à « faire entendre […] la voix de femmes qui inventent leur destin entre tradition et insoumission ».

À l’occasion de cette parution, portée par une écriture lumineuse et limpide, et pourtant imaginée à partir de l’autre côté de la vie, Vénus Khoury-Ghata partage ses pensées sur l’écriture, les départs, la nostalgie, l’amitié, l’amour et la mort, avec la spontanéité désarmante et la générosité humble qui la caractérisent.

La collection Gallimard / Poésie consacre à votre écriture un deuxième ouvrage. C’est chose rare et extraordinaire !

Pour 1 200 poètes hommes dans cette collection, il n’y a eu longtemps que 4 poètes femmes, toutes mortes. La poésie reste un milieu sexiste, très difficile et peu accueillant pour les femmes, surtout les jeunes poètes. Les femmes ne sont acceptées que lorsqu’elles défoncent le plafond et le toit pour émerger. Elles sont pourtant plus sensibles que les hommes, plus ouvertes, plus capables de sentir les choses qui vont venir. Il y a un 6e, voire un 7e sens chez les femmes. Je le sais et le perçois chez mes amies femmes qui écrivent.

La figure d’une femme, votre mère, peuple ce recueil.

Je suis une grande admiratrice de ma mère qui n’avait pas fait d’études comme mon père, mais qui était plus intelligente que lui. C’est elle qui nous a poussées, ma sœur May Menassa et moi, à faire des études. Elle me suit et m’inspire. Plus généralement, les femmes de mon village étaient plus fortes que les hommes. Les voir travailler dur sur leurs lopins de terre, veuves en robe noire en l’absence des hommes, a marqué mon enfance.

Dans ce recueil, vous donnez principalement vie et parole aux défunts…

Je disais à Jean-Pierre Siméon que je ne voulais plus écrire sur la mort, mais je n’y arrive pas. Je voulais à tout prix faire exister les morts. Quand mon époux Jean Ghata est mort, j’étais bouleversée au point d’être convaincue qu’il allait revenir. Le mort continue à vivre. C’est une idée ancrée en moi, je n’arrive pas à croire que la mort est définitive.

Vos poèmes vont jusqu’à adopter le point de vue des morts et modifient subtilement les repères habituels.

Dans ma poésie, les morts entendent les vivants faire du bruit, ils reviennent vérifier si leurs habits se sont rétrécis… Plusieurs critiques ont souligné, à la lecture de cet ouvrage, que je fais de la mort quelque chose de ludique. C’est une obsession chez moi. Dans le temps, je croyais qu’on pouvait revenir et que tout ce qu’on a accumulé dans une vie, peut continuer à travers notre âme et notre esprit, et qu’on le projette sur les endroits qu’on a aimés. J’aime ma maison et j’aime croire que je la verrai toujours, même étant dans une tombe.

Le chiffre 3 est très présent dans ce recueil. À la fois souffle d’un jeu enfantin et rituel à portée magique.

J’ai tout d’abord épousé un Libanais et je croyais être heureuse au Liban. Puis je me suis retrouvée en France ; j’y ai trouvé le bonheur. Mon dernier compagnon avait vécu au Mexique pendant 45 ans et j’y ai résidé avec lui quelques années – j’ai découvert une autre culture, celle des Mayas et ça m’a passionnée – avant de revenir en France. J’ai cherché le bonheur sur trois continents et à chaque fois que je l’ai trouvé, je l’ai perdu. Changer de continent ne change pas une vie. Le chiffre trois renvoie peut-être à tout cela.

La montagne de votre enfance, ses femmes et hommes, habitent intensément ces poèmes.

Bcharré vit en moi encore. Et quand j’y suis revenue la première fois, après trente années d’absence depuis mon départ en 1972, je n’ai rien trouvé de ce que j’avais laissé. La guerre civile avait tout pris. J’avais le souvenir d’un torrent magnifique, devenu un mince filet d’eau ; le souvenir de la tombe de Gibran creusée dans le roc et qui a été emmurée ; il y avait autant de chèvres que d’arbres et d’enfants, et il ne restait plus rien.

Ainsi, les départs ne sont pas toujours suivis de retrouvailles avec le familier…

Tu tournes le dos à un endroit, tu ne le retrouves plus. C’est seulement par la mémoire et l’écriture que toutes les maisons et les terres que j’ai habitées continuent à m’habiter. Tu quittes un pays, il te quitte. Tu quittes une langue, elle te quitte. J’ai traduit plusieurs poètes, dont Adonis, de l’arabe vers le français. Dernièrement, j’ai voulu traduire un poète dont j’aime beaucoup l’écriture, Chawki Abou Chacra, mais je ne suis pas parvenue à le faire, car je ne maîtrise plus l’arabe. Heureusement que je me suis accrochée à la langue française car c’est le seul lieu où je peux habiter aujourd’hui encore.

Et vous, avez-vous changé comme ces paysages familiers, du fait de tant d’expériences différentes dans des lieux et des langues différents ?

Si j’étais restée au Liban, j’aurais encore écrit avec un lyrisme et un onirisme débordants. Le fait de traverser la Méditerranée, de vivre à l’étranger, d’avoir côtoyé des poètes et écrivains majeurs, m’a donné une dimension autre. J’ai évolué, j’ai changé, j’ai osé dire des choses que je n’aurais pas osé dire là-bas. La distance avec mon pays et mes parents m’a permis de me libérer et d’explorer autrement mon écriture. J’aime profondément la France qui m’a accueillie et m’a donné une place ; la France de ceux qui, à l’époque de mon arrivée, préféraient s’acheter un livre plutôt que d’aller au restaurant… Enfin, je parle du seul milieu que je connaisse, le milieu littéraire dans lequel je me trouve bien et duquel je n’ai jamais voulu sortir. Je parle de mes amis pour lesquels l’art, la musique et la littérature étaient ce qu’il y a de plus important au monde.

Êtes-vous nostalgique de ces périodes de foisonnement de la pensée et de la création littéraires ?

À mon arrivée en France, je ne connaissais personne et je me suis sentie au début très seule. Lorsque mon premier recueil a reçu le grand prix SGDL de poésie, j’ai eu alors la chance de me faire des amis extraordinaires. Ils m’ont fait découvrir la grande littérature, mais aussi la peinture et la musique. Je pense à mon ami le grand galeriste Claude Bernard et aux soirées de littérature et d’art organisées dans sa ferme. Je pense à mes amis poètes avec lesquels on se réunissait régulièrement pour parler de poésie, notamment à Alain Bosquet, Robert Sabatier, et Claude Esteban qui était un poète magnifique, pour moi le plus grand. Nous étions douze, nous ne sommes plus que deux encore vivants. Je dois raconter ces gens qui ont fait ma vie et qui sont partis l’un après l’autre – je parle de tout cela dans ma biographie déjà écrite mais qui ne paraîtra pas de mon vivant. Mes amis poètes me manquent. Ils m’ont aidée à mûrir ma poésie, à devenir qui je suis.

Ces amitiés chères par-delà la mort motivent-elles votre écriture encore au présent ?

Pourquoi je suis encore vivante alors que mes amis les plus chers sont tous morts ? Il m’arrive très souvent de me poser cette question et de me dire que je ne devrais plus être là. Il faut savoir partir… J’ai écrit à chaque fois qu’un ami m’a donné l’ordre d’écrire : écris, c’est ça qui va te sauver. J’ai écrit et je me suis sentie mieux. Mais cela dure combien de temps ?… Je sais que j’ai eu une vie privilégiée dans la littérature et l’art. Je n’ai pas de vie en dehors de ça. Pourquoi j’écris encore depuis 60 ans ? Pour devenir quelqu’un d’autre, celle que je ne suis pas. J’écris peut-être aussi pour ne pas être seule. Je vis et je vieillis avec les livres.

Les mots puis les livres seraient dans ce sens les cailloux que vous semez pour trouver et tracer le chemin de la vie et de la mort. Dans ce dernier recueil, les cailloux sillonnent vos poèmes. Ils y représentent tour à tour des mots, des livres, des enfants, des larmes, de la nourriture.

Je ne saurai pas vraiment dire, je ne l’avais pas remarqué. Mais si j’y pense maintenant, à la lumière de ce que je disais sur ma quête du bonheur, j’ai le sentiment d’avoir suivi dans mon existence une cartographie du cœur. Je n’ai pas vraiment cherché à me marier, à divorcer, à devenir veuve. La vie m’a poussée comme un caillou emporté par le fleuve ou le vent. Quelquefois, j’ai l’impression d’avoir été spectatrice impuissante de ma vie. Sauf concernant l’écriture. C’est la seule chose que je maîtrise. Mes personnages ne m’obéissent pas. Seuls les mots m’obéissent.

Propos recueillis par Ritta BADDOURA

Gens de l’eau, suivi de Éloignez-vous de ma fenêtre de Vénus Khoury-Ghata, nrf, Poésie/ Gallimard, 2023, 240p.

Ce qui reste des hommes de Vénus Khoury-Ghata, Actes Sud / L’Orient des Livres, 2021, 112p.

Gens de l’eau suivi de Éloignez-vous de ma fenêtre, est le recueil n°576 venant de paraître chez Gallimard. « Publier un deuxième livre de Vénus Khoury-Ghata dans la collection Poésie / Gallimard n’est évidemment pas anodin : il s’agit en effet de signaler l’importance de cette œuvre qui plonge ses racines dans la plus profonde réalité humaine », souligne...

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