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Complexité libanaise à hauteur d’homme

Complexité libanaise à hauteur d’homme

© Hermance Triay

Ce livre de 200 pages, Mille Origines, de Charif Majdalani, n’est pas véritablement une fiction, et pourtant c’est un grand roman sur l’identité, la recherche de soi, de sa liberté, au-delà des familles, des langues, des religions, des exils. Grâce à vingt histoires, plus ou moins longues, recueillies et reconstituées avec son talent de romancier, Majdalani raconte des vies singulières, qui mériteraient presque toutes un roman à part entière.

On ne peut évidemment pas résumer ces destins, il faut se laisser porter par eux, en commençant par celui de Rawwad, né à Achrafieh, enfant pendant la guerre dans ce quartier chrétien, auquel on a caché qu’il était musulman – et juif aussi –, pour aller jusqu’à Saber, chrétien d’Irak, qui veut une seule chose : « Partir, oublier l’Irak, le Liban, le monde arabe, l’Orient tout entier et commencer une nouvelle vie ailleurs. »

Ces personnes, devenues personnages de Charif Majdalani, sont toutes inoubliables. Herminée porte en elle « toute l’histoire de l’exil et de la dispersion des Arméniens et de leur misère », de Bourj Hammoud à la France. Ramzi, sunnite de Beyrouth, refuse toute appartenance : « Je ne me suis jamais reconnu dans ça, je ne l’ai jamais pensé comme ça, je suis totalement agnostique. » Ses études en France, il les a achevées « au moment où Rafic Hariri est arrivé au pouvoir, avec les autres milliardaires, et qu’ils ont commencé l’énorme et si rentable chantier d’après-guerre, accompagné de toutes les dérives qui ont abouti à la catastrophe d’aujourd’hui. »

Mais Leïla pourrait lui répondre que ce n’est pas si facile de refuser les étiquettes, elle qui, dès qu’elle prononce son patronyme, se voit « classée » : famille de notables de Tripoli. Marilyn déteste « le bourbier identitaire » de ses parents, furieux qu’elle ait eu un enfant, hors mariage – et « forcément musulman ». Mais, d’une histoire à l’autre, Maïa semble lui dire, comme en écho, « que ces histoires n’arrivent pas qu’entre religions différentes ». Car le milieu social élève lui aussi des barrières. Parfois infranchissables, comme pour Alia, amoureuse d’un bel homme, métis, de père philippin et de mère syrienne, d’une classe sociale plus élevée que la sienne, et, en outre, chrétien. Elle conclut son récit ainsi : « J’ai décidé de cesser de le voir, par ma propre volonté. »

Karl, d’une famille maronite du Chouf, est totalement gagné par le désenchantement : « Depuis le déclenchement de la crise, et surtout depuis l’explosion, je me suis subitement mis à me demander si se retrouver au même endroit quarante ans après ne pouvait pas s’entendre aussi autrement, et signifier, plus métaphoriquement et plus cruellement, que ces quarante années n'avaient servi à rien… »

On ne peut pas rester sur cette tristesse en lisant ce livre. Les vingt récits occupent le long chapitre 18, mais il en comporte 19 et les autres sont, au fond, un autoportrait de Charif Majadalani, qui, comme il le dit de son fils, a « le sentiment géographique ». Un désir de parcourir le monde, mais « en définitive », avoue-t-il, « partout dans le monde, ce que je cherche, sans me le formuler clairement, ce sont les diverses et infinies déclinaisons de la complexité libanaise, sous des formes plus accomplies, plus complexes, plus riches, ou au contraire, plus modestes, moins abouties, moins spectaculaires. »

De retour de voyage, il regarde Beyrouth de haut, différente selon l’axe d’atterrissage, mais presque toujours « une monstrueuse et informe marée de béton » qui exhibe « les absurdités et la complexité insoluble » du pays. Toutefois, si on accepte de la voir d’une autre manière, « à hauteur d’homme », Beyrouth « présente les lieux de viabilité ou de sociabilité les plus divers ». On voit alors la mystérieuse attraction qu’exerce cette ville blessée, en proie à une terrible crise. Ainsi, « pour se réintroduire dans la texture des jours ici, après le dépaysement du voyage, rien de mieux que de s’asseoir dans un café sur le bord de la rue Badaro ». En attendant la doctorante à laquelle il a donné rendez-vous, Charif Majdalani observe la rue, se souvient de son histoire.

Finalement, tant que « le parfum des gardénias » reprendra « lentement le dessus » sur l’odeur du mazout, Beyrouth sera, à jamais, aussi mystérieuse que séduisante.


Mille Origines de Charif Majdalani, Bayard, 2023, 220p.

Ce livre de 200 pages, Mille Origines, de Charif Majdalani, n’est pas véritablement une fiction, et pourtant c’est un grand roman sur l’identité, la recherche de soi, de sa liberté, au-delà des familles, des langues, des religions, des exils. Grâce à vingt histoires, plus ou moins longues, recueillies et reconstituées avec son talent de romancier, Majdalani raconte des vies...

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