Entretiens Rencontre

À la recherche du premier roman chrétien de l’Orient arabe

À la recherche du premier roman chrétien de l’Orient arabe

D.R.

Professeure de philosophie et civilisations à l’université de Balamand, Marlène Kanaan a publié de nombreuses études philosophiques, théologiques et littéraires dans des revues scientifiques et des ouvrages collectifs. Elle a notamment contribué au magnifique volume portant sur les Premiers Écrits chrétiens paru en 2016 dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Vient de paraître Le Roman de Barlaam et Joasaph : version arabe chrétienne aux éditions Beauchesne, travail auquel elle a consacré près de dix ans de recherche, de traduction et d’écriture. Cette somme impressionnante d’érudition raconte la genèse de ce « premier roman chrétien » dont l’origine est restée longtemps très mystérieuse. Si le premier manuscrit du roman remonte au XIIe-XIIIe siècle, il a été recopié sans cesse jusqu’au XIXe siècle, et on en trouve des traductions dans « quasiment toutes les langues du monde ». Ce texte, considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature hagiographique chrétienne d’Orient, a eu une vie mouvementée et aventureuse, puisqu’il a voyagé à travers les siècles et les cultures, et il offre un magnifique exemple de dialogue et de métissage interculturel. Kanaan nous invite ainsi à découvrir ce voyage et à lire ce texte dans une traduction française unique, réalisée à partir de manuscrits inédits. L’introduction qui l’accompagne souligne les particularités de ce texte, que ce soit sur le plan linguistique, littéraire ou religieux.

Comment avez-vous découvert ce texte et pourquoi vous y êtes-vous intéressée au point d’y consacrer tant d’années de votre vie ?

Ma première rencontre avec ce texte date de presque vingt ans. Je fais partie d’un groupe de recherche sur le patrimoine arabe chrétien et nous nous réunissons pour des colloques tous les deux ou trois ans. Le manuscrit de Balamand m’a été signalé par une collègue, Souad Abourrousse-Slim à l’occasion du colloque de l’année 2004. Il s’agit d’un manuscrit enluminé datant des XIIe-XIIIe siècles qui raconte, dans le dessein d’édifier les fidèles, le récit de l’évangélisation d’un prince nommé Joasaph par un moine dit Barlaam, tout en étant destiné à promouvoir le culte de ces deux saints. Je lis ce manuscrit, copié à la main dans une langue qui n’est pas toujours aisée à comprendre, mais d’emblée il me passionne et je propose d’en faire le sujet d’une communication à un prochain colloque. Ce travail qui m’a conduite à me pencher sur la christianisation de la vie de Bouddha pose mille questions : comment ce texte est-il arrivé jusqu’à nous ? Son attribution fréquente à un père de l’Église, Jean le Damascène, est-elle pertinente ? Et d’autres questions encore. Moi qui me suis passionnée pour les écrits des premiers chrétiens et pour les pères de l’église, le mystère qui entoure ce roman m’interpelle vivement. Je formule progressivement le projet d’en établir une édition critique et de le traduire en français.

Pourquoi parlez-vous d’une christianisation de la vie de Bouddha ? Est-ce une simple adaptation ? Ou bien ce texte possède t-il une originalité et des qualités littéraires qui justifient votre intérêt ?

Le Roman de Barlaam et Joasaph est en effet une adaptation, voire une transposition chrétienne de la légende indienne portant sur la vie de Bouddha. Il remanie néanmoins la légende bouddhique d’une manière admirable, si bien qu’elle devient ici un important document théologique, voire un des chefs-d’œuvre de la littérature hagiographique dans l’Orient chrétien et le lieu d’observation privilégié des multiples interactions culturelles qui sont à l’œuvre autour et dans ce texte, d’un vaste dialogue interdisciplinaire. Il nous renseigne aussi sur la réception littéraire de la révélation chrétienne et de la spiritualité.

Comment avez-vous procédé pour mener à bien le projet dont vous parlez ? Vous évoquez dans votre introduction près de 46 manuscrits de ce roman. Les avez-vous tous consultés ?

En effet, il y a bien 46 versions de ce texte dispersées dans les grandes bibliothèques du monde entier et dans de très nombreux monastères. Par exemple, il y en a quatre ou cinq à la Bibliothèque Nationale de France, il y en a au Vatican, à l’université d’Oxford, au Patriarcat de Damas, à Alep, etc. Il m’a fallu obtenir des versions numériques ou des photocopies de ces manuscrits qui comptent entre trois cents et quatre cents pages. Le texte est en arabe médiéval, mais je rencontrais souvent des mots inconnus qui s’avéraient être d’origine syriaque ou des mots grecs arabisés. La compréhension du texte posait donc déjà de nombreuses difficultés. Ensuite, il a fallu regrouper les manuscrits en familles, c’est-à-dire identifier ceux qui avaient été copiés les uns sur les autres et présentaient de grandes similarités, ou ceux qui faisaient des ajouts significatifs au récit de base. À la fin de ce très long travail, j’ai retenu quatre manuscrits sur lesquels je me suis appuyée pour établir l’édition critique de ce texte. Le manuscrit de Balamand fait partie des plus anciens et des plus authentiques d’entre eux et a été bien évidemment central dans mon travail.

Vous parlez de ce texte comme du « premier roman chrétien ». Pouvons-nous revenir là-dessus ?

Une petite précision importante tout d’abord : le premier roman arabe est apparu au XIXe siècle sous la plume de Khalil el-Khoury. Ici, je parle d’un roman chrétien, écrit en arabe. Ce texte, qui est donc une transposition chrétienne de la vie légendaire de Siddharta Bouddha, raconte comment un roi, qui veut protéger son fils des souffrances du monde, le fait élever dans un palais magnifique, éloigné de tout. Malgré cela, le fils rencontre ces souffrances et cherche à les comprendre et à découvrir le sens de la vie. Le moine Barlaam viendra le trouver, déguisé en marchand, et un dialogue fertile va s’engager entre eux, qui amènera le prince à découvrir le message christique, les évangiles et l’histoire sainte. Il s’agit donc bien d’une construction romanesque qui entretient d’ailleurs quelques similarités avec Les Mille et Une Nuits et qui, comme ce célèbre corpus, comporte un récit cadre dans lequel s’enchâssent nombre d’autres récits, paraboles ou fables ; et comme les Nuits également, le roman a voyagé entre les cultures et les civilisations. Le noyau de l’histoire est indien, mais elle va s’enrichir de multiples variations : persane tout d’abord, puis musulmane chiite, puis l’histoire va s’inscrire dans la tradition chrétienne en langue géorgienne, avant de devenir grecque, latine, française puis arabe. Cette trame romanesque est ainsi passée dans les patrimoines juif, chrétien et musulman et les deux personnages principaux vont s’adapter à toutes les spécificités culturelles et géographiques des cultures traversées. Ainsi donc, quand on attribue la paternité du livre à Jean le Damascène, c’est une erreur, une impossibilité pour toutes sortes de raisons historiques et théologiques qu’il serait trop long d’expliquer ici. Mais au fond, c’est un artifice littéraire pour séduire les lecteurs, une sorte de « coup de marketing » que de le lui attribuer. De la même manière, on a souvent attribué des textes à Platon mais c’était là de simples arguments de vente. Le marketing n’existe pas seulement depuis le XXe siècle ! Le Roman de Barlaam et Joasaph est le meilleur best-seller de la contrefaçon de la légende de Bouddha.

Qui sont les lecteurs de ce texte ? Au Moyen-Âge, ce sont essentiellement les moines qui le lisent, dites-vous, et qui laissent même des annotations sur les manuscrits. Mais vous qui l’avez traduit, pensez-vous qu’il peut intéresser un large public aujourd’hui ou les seuls spécialistes et érudits ?

Alors, bien sûr, les chercheurs et les scientifiques vont s’y intéresser très vivement. Je participe d’ailleurs en mai à un colloque à Strasbourg avec de nombreux et éminents spécialistes. Mais les amoureux de la littérature vont aussi y trouver un grand intérêt. Ses spécificités littéraires, tout d’abord, méritent le détour : l’enchâssement de récits à l’intérieur d’un récit cadre est tout à fait intéressant. On peut aussi admirer la manière dont un texte philosophique ancien est intégré dans une trame narrative de telle sorte qu’on ne puisse s’apercevoir de la greffe. Mais du point de vue linguistique également, on peut y observer l’évolution de la langue en particulier entre les XIIIe et XIVe siècles. Enfin, l’intérêt théologique est aussi très prégnant puisqu’on a là un livre dans lequel des pères de l’Église ont laissé leurs traces, sous forme de citations par exemple. C’est vraiment un texte doté de très belles qualités littéraires, un chef-d’œuvre de la littérature byzantine qui sera d’ailleurs copié et recopié jusqu’au XIXe siècle et traduit dans toutes les langues de la terre.

Et le manuscrit de Balamand pour finir : vous écrivez qu’il occupe une place privilégiée dans le fonds des manuscrits chrétiens du monastère.

C’est en effet un texte enluminé en excellent état de conservation, et si on le compare aux 45 autres manuscrits, il est le plus authentique et le plus complet d’entre eux ; il a d’ailleurs été exposé à deux reprises à l’Institut du Monde Arabe à Paris, lors des expositions sur les « Icones d’Orient » et sur « Les Chrétiens d’Orient ».


Le Roman de Barlaam et de Joasaph : version arabe chrétienne de Marlène Kanaan, Beauchesne, 2023, 740 p.

Professeure de philosophie et civilisations à l’université de Balamand, Marlène Kanaan a publié de nombreuses études philosophiques, théologiques et littéraires dans des revues scientifiques et des ouvrages collectifs. Elle a notamment contribué au magnifique volume portant sur les Premiers Écrits chrétiens paru en 2016 dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Vient de...

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"Je lis ce manuscrit, copié à la main dans une langue qui n’est pas toujours aisée à comprendre, mais d’emblée il me passionne et je propose d’en faire le sujet d’une communication à un prochain colloque. " Si l'on en juge par le petit extrait reproduit ci-dessus, c'est aussi une langue qui laisse à désirer du point de vue grammaire. C'est une langue qui ressemble beaucoup aux textes qui nous sont parvenus du 18ème et 19ème siècles, que ce soit des lettres ou des titres de propriété. Mais un grand bravo à Mme Kanaan pour avoir mené à bien ce travail difficile!

Georges MELKI

13 h 57, le 25 mars 2023

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Commentaires (1)

  • "Je lis ce manuscrit, copié à la main dans une langue qui n’est pas toujours aisée à comprendre, mais d’emblée il me passionne et je propose d’en faire le sujet d’une communication à un prochain colloque. " Si l'on en juge par le petit extrait reproduit ci-dessus, c'est aussi une langue qui laisse à désirer du point de vue grammaire. C'est une langue qui ressemble beaucoup aux textes qui nous sont parvenus du 18ème et 19ème siècles, que ce soit des lettres ou des titres de propriété. Mais un grand bravo à Mme Kanaan pour avoir mené à bien ce travail difficile!

    Georges MELKI

    13 h 57, le 25 mars 2023

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