Critiques littéraires Poésie

À six voix

Plongée dans un recueil composé par six poètes : une proposition audacieuse, sincère, mais cependant inégale, sous le signe du partage en poésie.

À six voix

D.R.

Poésie par tous de Nadim Bou Khalil, Antoine Boulad, Corinne Boulad, Lina Sleiman, Hamsa el-Solh et Mireille Tavitian, Oser Dire Éditions, 2023, 92 p.

C’est l’histoire d’un « je qui devient nous », raconte dans sa préface Antoine Boulad, poète et directeur de la collection de poésie « En vers et avec tous » aux éditions Oser dire. Et d’ajouter, prenant au pied de la lettre, la phrase d’Isidore Ducasse / Lautréamont, également si chère aux surréalistes : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. »

« J’ouvre la fenêtre. C’est mon premier jour sur terre. / Pas un vendeur d’esclaves à se mettre sous le bras. / Des nuages de coton recouvrent la grève. / Les souffles s’épousent dégageant des parfums enrobés. / Un arc-en-ciel caresse mes iris exaltés. / À quoi cela sert-il ? / Serre-moi fort dans les bras comme un service après-vente ou des sévices. / Je suis la laboureuse de tes passions. / Passe savourer l’encens ! / Le corail de tes doigts fait chavirer mon âme. / Puis les pauvres viendront transporter la chaleur sur le dos, comme une pastèque qui avance sur les bras de mecs dans un trépas. (…) »

Cette brève préface s’avère essentielle pour aborder Poésie par tous, recueil riche, quoique dépourvu de repères internes – organisationnels, formels ou encore symboliques – pour la lecture, peut-être un peu à l’image de la réalité libanaise actuelle. Boulad annonce trois parties dont deux obéissent à des contraintes : l’une présente un texte collectif où chacune et chacun des poètes a tracé, tour à tour, un seul vers ; une deuxième partie où les consignes concernent par exemple le fait d’écrire un sonnet ou de versifier sans l’usage de la lettre e ; et une troisième partie rassemblant des poèmes individuels. Boulad souligne : « Le tout pour mieux vous perdre dans un recueil de nature hybride, labyrinthique et inédite au Liban ! » L’immersion dans le labyrinthe sans le fil d’Ariane est assurée !

« Rien ne sert de sonner, il faut rimer à point. / Lapin libertin, transsexuel, se piquait / De poésie classique. Toutefois sans niquer / Il alla chez Tortue qui regardait les trains. »

Comment faire face aux déconvenues et « venger tous les dégoûts qu’on nous impose » ?, questionne Boulad. Écrire ensemble est la belle réponse trouvée par les six poètes de ce recueil. Parmi eux, quatre poétesses ont signé, plus ou moins récemment, dans cette même collection chez Oser Dire, leur premier recueil. Leurs poèmes donnent à lire des plumes fraîches explorant encore leurs voix, avec pour la plupart, un goût pour les élans exaltés et la veine lyrique.

« Je me gave de tes rayons célestes jusqu’au vertige. L’éclat de ton jaune dépasse dans sa pureté celui du pollen des narcisses, humé par un essaim d’abeilles à rayures jaunes et noires, soucieuses de finir au plus tôt leurs brèches dorées. Toi qui as colorié les poussins, qui as auréolé de jaune les iris des amants, qui as tracé les limites entre le sable de la plage et celui du désert, enrobe mon corps de ta chaleur intense, tisse sur mes cheveux blonds un bandeau brillant. »

H. el-Solh

« Ce n’est pas parce qu’on leur aura fermé les yeux que les morts regarderont au-dedans. »

N. Bou Khalil

Les écritures des poètes Antoine Boulad et Nadim Bou Khalil sont fidèles à leurs univers respectifs, et demeurent généralement reconnaissables même dans les poèmes composés à six voix. L’aventure collective où se sont audacieusement lancés les six poètes de Poésie par tous, dessine une chaîne solidaire mais toutefois inégale, où s’alternent pensées sincères et discontinues, et jolies trouvailles se donnant la main.

« (…) Nous avons fait nos jeux ! Rien ne vaut plus ! / L’étoile du soir sommeille dans la paume de mes rêves. / Êve, vers midi, se lève. Elle pose une pomme avec deux lèvres sur sa table de chevet. / Devant son miroir argenté, elle pousse deux soupirs. / Comme des notes suspendues qui chantent son désarroi. / Feuillages rassemblés telles d'heureuses trouvailles, en bas d'une colline à mille couleurs. / Et leurs retrouvailles comme un matin où tout va bien. / Où les choses autour de nous retournent leur veste. (…) ».

Poésie par tous apparaît par moments comme un vaste chantier où la vie s’affaire, où la mort n’est jamais loin, et où la créativité pulse en restant néanmoins souvent dans l’inabouti. Une matière brute qui attend d’être sculptée, affinée. Dans ce sens, un travail d’écriture/réécriture par les poètes et dans un second temps, de relecture par l’éditeur, pourrait participer à mieux révéler en poésie, ce qui a été créé dans l’énergie fertile que ces six poètes ont déployée pour contrer le vide et la destructivité.

« Jour 5 / Je n’ai rien écrit aujourd’hui. / Probablement que je ne m’ai rien dit. / Ou que l’hui n’est pas au jour. »


A. Boulad

Il est essentiel de saluer la démarche du poète et éditeur Antoine Boulad qui, depuis de nombreuses années, reste attentif aux nouvelles voix libanaises en matière de poésie. Poésie par tous, « En vers et avec tous » : une effervescence vive, l’envie de ne pas baisser les bras, la tendresse pour Beyrouth, sont des marqueurs forts de ce recueil. L’importance de continuer à construire ensemble les imaginaires et de parvenir peut-être à transformer le quotidien, par les chemins poétiques, aussi.


Poésie par tous de Nadim Bou Khalil, Antoine Boulad, Corinne Boulad, Lina Sleiman, Hamsa el-Solh et Mireille Tavitian, Oser Dire Éditions, 2023, 92 p.C’est l’histoire d’un « je qui devient nous », raconte dans sa préface Antoine Boulad, poète et directeur de la collection de poésie « En vers et avec tous » aux éditions Oser dire. Et d’ajouter, prenant au...

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