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L’acte de foi de Justine Augier

L’acte de foi de Justine Augier

© Jean-Luc Bertini

Dans son dernier ouvrage qui semble former comme un triptyque avec les deux précédents, Justine Augier a le projet d’écrire sur la littérature comme lieu de l’engagement, sur le pouvoir du langage à changer quelque chose au réel. Dans une époque prodigue en menaces, où le désenchantement se répand comme une trainée de poudre, elle pense que ce travail serait nécessaire et salutaire. Mais voilà que ce projet rentre en collision avec la maladie et bientôt, avec la mort de sa mère. Le projet se modifie forcément, Augier invite sa mère à y prendre place, et pour ce faire, elle reprend les livres que sa mère lui a transmis, ceux qu’elle a aimés à sa suite mais également ceux qu’elle n’a pas voulu aimer. Elle relit aussi ceux qui lui appartiennent en propre et qui l’ont marquée. Elle dialogue ainsi avec « les fantômes », elle poursuit une conversation avec sa mère par-delà l’absence, elle affirme aussi ses engagements et ses espoirs. Comme elle le dit elle-même, elle lit et elle relie. L’intime et l’universel se nouent, l’émotion affleure mais ne bouscule jamais la pudeur, et nous cheminons avec elle dans des pages souvent bouleversantes, toujours justes, où nous croisons Hannah Arendt, Annie Ernaux, Primo Levi ou Romain Gary. Mais aussi Razan Zaitouneh, Yassin al-Haj Saleh et tant d’autres.

À la fois hommage à sa mère, volonté de se rapprocher de cette femme dont l’exposition publique avait amené Augier à s’éloigner, et désir de dialoguer avec elle, ce récit se lit à la fois comme un essai et comme une série de fragments biographiques. Il s’intitule Croire et il se pourrait bien qu’il nous convertisse, qu’il nous redonne la foi. Dans l’écriture, la littérature et la beauté miraculeuse de la vie malgré les ombres et les menaces.

Commençons par le commencement si vous voulez bien, c’est-à-dire par votre titre Croire. À quoi s’agit-il donc de croire ?

Nous vivons une période de crise qui se caractérise par une temporalité écrasée. Il est devenu difficile de croire que quelque chose puisse advenir, difficile de se projeter ou de se représenter l’avenir. C’est aussi une crise de l’imagination, mais également une inaptitude de la langue à nous aider à croire. La langue du débat public s’est décrédibilisée, les mots se sont vidés de leur sens à cause de l’usage qui en est fréquemment fait dans le monde politique ou dans les médias. Tout cela provoque comme un hiatus entre le réel et les mots et dans ce contexte, il est difficile de redonner confiance dans l’action publique et collective. Hannah Arendt disait déjà que la possibilité que quelque chose advienne relève du miracle. Il nous faut néanmoins renoncer à l’incrédulité, nous remettre à croire, repenser notre rapport à l’improbable. Et la littérature peut nous y aider.

Vous écrivez que vous avez vous-même réconcilié la littérature et votre intérêt pour le monde grâce aux écrits de Svetlana Alexievitch. Pouvons-nous revenir là-dessus ?

En effet, grâce à ses livres, un nouveau territoire s’est dévoilé pour moi : il était donc possible de revendiquer une écriture documentaire, d’affronter les catastrophes, de lutter contre l’écrasement du réel, de se saisir sans honte de l’histoire en train de se faire. Alexievitch avait la conviction folle que ses livres pourraient avoir un impact ; elle articulait la radicalité et la justesse, elle croyait à la prise sur le réel de son écriture. Tout cela m’a ouvert des portes. Le type d’écriture qu’elle pratique répond à un besoin profond, et permet de faire face au sentiment de vertige qui nous saisit quand l’irréalité envahit le réel. Je fais ici référence à l’invasion de la fiction dans le champ du politique à travers la multiplication des scénarios catastrophes, ou via le complotisme. Beaucoup d’écrivains se sentent une responsabilité, celle de pallier à ce sentiment d’irréalité en se saisissant du réel, en travaillant à partir de témoignages, de récits de vie, de faits sociaux. Ce faisant, les frontières entre les genres s’amenuisent, et naviguer entre les genres et les disciplines devient très fertile. Annie Ernaux dit que beaucoup de livres ont eu pour elle valeur de littérature bien qu’ils ne soient pas classés dans ce champ-là, par exemple des textes de Foucault ou de Bourdieu. Je me reconnais tout à fait dans cette position. Et je crois que l’immense appétit actuel pour la non-fiction, pour des ouvrages qui reposent sur un travail de documentation et d’enquête, est une façon de répondre à ce sentiment d’irréalité et au besoin de faire tenir le sol qui se dérobe sous nos pieds. Car tant qu’on reste dans l’immédiateté, qu’on ne met pas les choses en perspective, c’est la sidération et la peur qui dominent.

En effet, de plus en plus d’écrivains mais aussi de chercheurs en sciences humaines sortent de leur champ fermé pour aller au contact d’autres champs. On voit des historiens travailler à partir de faits divers, puiser dans la littérature des manières d’écrire qui rendent plus compréhensibles les faits sociaux ou éclairent les mentalités. Vous vous sentez donc proche de cette démarche ?

Le besoin d’aller jouer aux frontières correspond aussi à un mouvement d’addition des forces : il faut se mettre à plusieurs pour faire avancer les choses. L’imaginaire de l’écrivain solitaire ne me parle pas. Je suis plutôt du côté de la relation au monde et à l’autre. D’ailleurs, dans son étymologie latine, le mot « relatio » veut dire récit, narration. Rapporter des récits, qui est pour moi la fonction première de la littérature, c’est être en lien. C’est cela avoir une pratique engagée de la littérature. Et par ailleurs, mon usage abondant de la citation dans mon dernier livre procède de la même chose : y aller ensemble, additionner nos forces, croire en la puissance des mots et des histoires et à ce qu’ils peuvent construire de commun, de partagé.

Parlons un peu de votre mère, du rôle qu’elle a eu dans l’écriture de ce livre et de la place qu’elle y tient. Est-ce une sorte de portrait en creux que vous souhaitiez dessiner ? Un hommage ?

C’est quelque chose de plus mystérieux que ça. En réalité, ce livre a deux genèses. Pendant le confinement a surgi en moi l’envie d’écrire sur la littérature et ses pouvoirs face à ce qui enferme, écrase le temps, les identités, la langue… Durant cette période d’enfermement qui nous enjoignait de revenir à l’essentiel, j’ai pensé me tourner vers ce que peuvent les mots, leur capacité à changer quelque chose au réel par l’entremise de ceux qui lisent. Mais avec le retour à la vie normale, j’ai renoncé à ce projet et mis de côté les quelques pages écrites. Puis, ma mère est tombée malade et c’est elle qui m’a demandé d’écrire ce livre. Elle m’a passé une commande que je ne pouvais pas ne pas honorer. Mais ce livre ne serait plus celui du premier projet puisque ma mère va s’immiscer là-dedans. Elle m’a accompagnée pendant tout le temps de l’écriture et ce projet de livre est devenu le lieu où je la retrouvais. Je relisais notre relation à la lumière des livres que nous avions lus, aimés, partagés. Ma mère était quelqu’un de très pudique et nous avions développé des manières de communiquer bien à nous qui passaient parfois par le silence. Passer par le truchement des livres m’a permis de parler d’elle ; je n’aurais pas pu le faire frontalement. Je crois que « confiance » est le terme fondamental qui décrit le mieux notre relation et la décrit elle. La phrase qu’elle a prononcée : « Il faut que tu l’écrives, ce livre », procède de cette confiance-là. Elle savait que l’écriture de ce livre serait comme un rendez-vous entre nous.

Ce thème du dialogue avec ceux qui ne sont plus là à travers l’écriture est très présent dans votre livre, notamment dans le chapitre intitulé « Parler aux fantômes ». Vous y écrivez que la littérature redonne au temps sa texture, convoque les fantômes, et que cette conversation demeure pleine d’espoir.

Je crois vraiment que quand on dialogue avec le passé, le futur s’ouvre. J’ai appris ça en travaillant sur la révolution syrienne. Compter les morts, les nommer, les raconter et en même temps, inventer le futur, c’est ce que faisait Razan Zaitouneh ; elle réconciliait les dimensions, rattachait les histoires, reliait les temporalités. Ce n’est pas une activité morbide, mais ce qui permet à la continuité temporelle de se déployer. Cela me fait penser au livre de Simone de Beauvoir que ma mère aimait beaucoup et qui a été pour elle un livre essentiel : Tous les hommes sont mortels. Le personnage principal, Fosca, oscille entre engagement, prise de risque et nihilisme. Et si le nihilisme s’empare finalement de lui, c’est parce que les fantômes de ceux qu’il aime et qui sont morts s’évanouissent progressivement ; ils s’évanouissent parce qu’il finit par les oublier. Quand j’ai relu ce texte en écrivant mon livre, j’ai pris conscience que le nihilisme de Fosca était inséparable de son incapacité à dialoguer avec les fantômes. Il nous faut entretenir le dialogue avec les morts pour ouvrir la perspective : voir et entendre les fantômes, se sentir responsable face à eux, désirer pour ceux qui ont été et ceux qui seront une forme de justice, tout cela est porteur d’espoir.

Écrire ce livre, laisser votre mère y prendre place de la façon que vous décrivez, est-ce que cela vous a permis de découvrir d’elle des choses nouvelles, une scène manquante comme vous le dites à un moment, de comprendre ce qui était resté peut-être dans l’ombre ? Vous écrivez à plusieurs reprises combien elle était pudique et discrète, brève et parfois laconique dans sa façon de s’exprimer…

Elle reste une personne énigmatique et mystérieuse pour moi, et j’ai beaucoup de respect pour ça. Accepter ce mystère est essentiel et je ne crois pas que je cherchais à le lever en écrivant ce livre. Il ne s’agissait pas de rechercher la transparence à tout prix. J’avais surtout un désir de rapprochement. Pendant que j’écrivais, je la retrouvais, j’étais avec elle.

Revenons pour finir sur ces mots de Jacques Derrida que vous citez : « Il est possible d’être monolingue (je le suis bien, non ?) et de parler une langue qui n’est pas la sienne. »

Je crois que ce qu’il dit là est lié à l’identité, au rapport à l’autre. C’est une des manières dont la littérature me semble être engagée aujourd’hui : elle fait avec l’altérité, elle permet de faire jouer en soi plusieurs lieux et plusieurs langues, même si on n’en parle qu’une. Tout cela renvoie à la perspective exilique, c’est une manière de faire entrer en soi une altérité et aussi d’être capable de s’étonner. De déverrouiller les possibles. C’est à la fois politique et éthique. Arendt le dit bien : la source du mal, c’est la non-conversation avec l’autre en soi. Et c’est particulièrement important aujourd’hui alors que notre époque est dans un tel désir d’homogénéité.


Croire. Sur les pouvoirs de la littérature de Justine Augier, Actes Sud, 2023, 144 p.

Dans son dernier ouvrage qui semble former comme un triptyque avec les deux précédents, Justine Augier a le projet d’écrire sur la littérature comme lieu de l’engagement, sur le pouvoir du langage à changer quelque chose au réel. Dans une époque prodigue en menaces, où le désenchantement se répand comme une trainée de poudre, elle pense que ce travail serait nécessaire et...

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