La crise a réveillé des angoisses identitaires dans chaque communauté, particulièrement chez les chrétiens. On peut le comprendre. Le sentiment que le Hezbollah a pris le pays en otage, la présence de près d’un million et demi de réfugiés sur le territoire et, surtout, le délitement progressif d’une certaine idée du Liban nourrissent au sein de cette communauté la peur d’être marginalisée et même, à terme, de disparaître.
Cette appréhension était particulièrement visible cette semaine dans les réactions à un rapport, dont personne ne connaît l’origine, qui estime que les chrétiens représentent moins de 20 % des résidents libanais. En donnant l’impression d’accorder un certain crédit à ce rapport, Nagib Mikati a suscité le tollé de Bkerké et des instances maronites. Une réaction qui semble disproportionnée – quelles que soient les intentions du Premier ministre – et qui témoigne de la psychose collective qui est en train de gagner la communauté.
Personne ne sait sur quoi repose ce chiffre de 20 %. L’État n’a pas effectué de recensement depuis 1932 et, sur les listes électorales, les chrétiens représentent près de 34 % des votants. Leur part a-t-elle drastiquement diminué au cours de ces dernières années ? C’est possible. Mais c’est secondaire.
Aucun parti, y compris le Hezbollah, ne remet aujourd’hui officiellement en question la répartition communautaire du pouvoir au Liban. Au niveau institutionnel, les chrétiens sont pourtant très bien lotis, surtout si on les compare aux chiites. Ils ont encore la moitié de la Chambre, le président de la République, celui du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel, le gouverneur de la banque centrale, le chef de l’armée, etc… Un éventuel aggiornamento de cet équilibre, qui aurait une certaine logique, repose essentiellement sur des considérations politiques et non démographiques. Les druzes n’ont cessé de voir leur nombre diminuer depuis la création du Grand Liban sans pour autant que cela ne remette en question leur rôle politique. L’accord de Taëf, considéré à tort par une partie des chrétiens comme les ayant dépossédés de leurs prérogatives, intervient pour sa part après une guerre interchrétienne et non en raison d’un exode massif de cette communauté.
On peut considérer que l’effondrement du système bancaire et de la justice est le symbole du recul chrétien au pays du Cèdre. Mais ce serait, là aussi, regarder le tableau général au travers d’une loupe déformante. Le principal problème aujourd’hui n’est pas que le pays est en train de se vider de ses chrétiens mais que l’État est en train de disparaître. Et les chrétiens ont aussi une part de responsabilité non négligeable dans cet effondrement.
Il faut commencer par l’admettre. Puis sortir de la nostalgie d’un âge d’or, qui n’en était pas tout à fait un, qui enferme cette communauté dans une vision passéiste et fantasmée et qui la persuade que tout est la faute des autres. Et, enfin, se poser les bonnes questions. Comment reconstruire l’État libanais ? Comment préserver l’identité, au sens politique et non confessionnel, du Liban ? C’est un combat national et non chrétien.
Si cette communauté a joué un rôle de premier plan dans la construction de l’identité libanaise, elle n’en est pas la seule garante. Non seulement elle n’a pas le monopole de la défense d’un Liban pluriel, libéral, ouvert sur l’Occident et le monde arabe, mais on ne peut pas dire qu’elle se soit elle-même distinguée au cours de ces dernières décennies dans la préservation de ce Liban. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que les chrétiens ont majoritairement soutenu Michel Aoun dans toutes ses (més)aventures. Que ni ses guerres d’élimination et de libération, ni son pacte faustien avec le Hezbollah, ni son discours populo-identitaire n’ont affecté sa popularité. Et quand, enfin, le « aounisme » a reculé, c’est essentiellement les Forces libanaises de Samir Geagea qui en ont profité, ce qui en dit long sur l’incapacité de cette communauté à se renouveler.
C’est l’idée même du Liban qui est aujourd’hui confrontée à une menace existentielle. On peut y répondre par le cloisonnement, en estimant que chaque communauté doit assurer sa propre survie. Mais cela risque d’avoir (et a déjà) le pire des effets : la disparition de notre maison commune, l’État, et le départ massif de ceux qui pouvaient sauver ce pays de lui-même.
Le jour où nous dirons fièrement : "Je suis libanais " avant de dire que je suis chrétien ou musulman alors oui ce jour-là nous pourrons parler D'ÉTAT......
09 h 23, le 06 mars 2023