On dirait une cité fantôme. Sept immeubles de quatre étages aux façades de pierre jaune. Au centre, une immense cour aux bancs vides, aux rares arbres faméliques, à la cafétéria close, où rien ne vient troubler le silence, hormis les chats qui y ont élu domicile. Le foyer estudiantin de l’Université libanaise (UL) de Hadeth est désespérément vide, déserté des étudiantes et étudiants qui l’animaient depuis 2008. Abandonné aussi par les entreprises qui refusent de continuer à en assurer la gestion, la maintenance, le nettoyage et la sécurité, depuis l’effondrement record de la livre libanaise qui a dépassé lundi en fin d’après-midi le seuil de 83 000 LL pour un dollar.
Fermé en octobre 2022 par le rectorat de l’institution pour une opération de nettoyage et de réhabilitation, après avoir ployé sous les ordures, le foyer devrait reprendre vie incessamment. Car pour les étudiants issus des régions les plus reculées et inscrits dans la seule université publique du pays, sa réouverture demeure la condition sine qua non de la poursuite de leurs études. Des études gratuites certes, mais très coûteuses paradoxalement, depuis l’explosion des coûts du carburant. « Nous espérons que la promesse du Conseil des ministres de consacrer à l’UL une enveloppe de 60 milliards de livres libanaises se concrétise. En attendant, nous rouvrirons de manière progressive le foyer le 1er mars, à nos propres frais, à raison de 200 à 250 personnes par jour », soutient à L’Orient-Le Jour le recteur de l’institution, Bassam Badran. Dans le contexte actuel de blocage institutionnel, les étudiants, échaudés par le clientélisme légendaire au sein de l’institution, craignaient juste de « vaines promesses ».
Une dégradation progressive des conditions de vie
Tout a commencé avec l’aggravation de la crise financière fin 2021, après l’année de confinement lié au Covid-19, lorsque le budget de l’UL ne lui a plus permis d’assurer le bon fonctionnement de la résidence estudiantine. « Nous étions chanceux jusque-là. Le foyer était à la fois abordable et confortable, la vie y était des plus agréables. Nous ne manquions de rien, nous avions des chambres avec salle de bains équipées de frigos, chauffage et air conditionné, des cuisines à l’étage dotées de micro-ondes et de bouilloires, de l’électricité 24 heures sur 24… Mais les conditions se sont dégradées progressivement », décrit Zeinab Abou Zeid, étudiante en droit, habitante de Nabatiyé. Pour économiser l’électricité, l’ascenseur est alors arrêté. Le chauffage et la climatisation débranchés. La cafétéria et l’épicerie fermées. « Non seulement les chambres et les parties communes n’étaient plus nettoyées, mais nous n’avions même plus d’eau chaude », raconte-t-elle. La grève ouverte des agents d’entretien, mi-2022, aggrave encore plus la situation. « L’entretien n’est plus assuré. L’eau est coupée. Les ordures ne sont plus ramassées. Nous vivions littéralement dans une grande poubelle », poursuit l’étudiante.
Si un groupe d’étudiants s’est mobilisé pour maintenir les lieux habitables, le mouvement s’est vite dégonflé. L’indiscipline de nombreux résidents est montrée du doigt. « Nous avons essayé de nous organiser pour nettoyer les lieux et vider les poubelles. Mais c’était compliqué, car certains réfractaires jetaient leurs ordures dans les cuisines ou les couloirs, regrette Taline Ghayda, étudiante en quatrième année de finances et droit. Nous étions envahis par les déchets aux étages et jusque dans la grande cour. L’odeur était irrespirable. Cela devenait invivable. »
Des lits loués une centaine de dollars par mois
En octobre 2022, le recteur de l’UL décide de fermer le foyer momentanément pour le réhabiliter. « Les chambres des étudiants étaient repoussantes de saleté. Mégots de cigarettes, bouteilles d’alcool et déchets jonchaient les tiroirs et les sols », confie Bassam Badran. « Nous avons même retrouvé de la nourriture oubliée rongée de vers dans les frigos », déplore le recteur. Également responsables de la fermeture des lieux, deux entreprises gérant le foyer et le campus ont dû cesser leur travail sous pression de travailleurs qui revendiquaient des réajustements salariaux. « Nous ne pouvions faire fonctionner le foyer sans le concours des équipes de gardiennage, de nettoyage et de maintenance », affirme-t-il. « Avec plus de 1 800 résidents (cinq bâtiments réservés aux filles, deux aux garçons), faire régner la discipline et garder la confiance des familles était devenu un défi insurmontable sans le concours des équipes de surveillance », rappelle le professeur Badran, en référence à la nécessité de faire respecter la stricte interdiction de la mixité à l’intérieur des résidences.
Auprès des étudiants, la décision de fermer le foyer est largement impopulaire. Car ils en ont subi directement les conséquences, à commencer par les loyers exorbitants exigés dans les chambres en ville et le coût des trajets pour rentrer chez eux. « Je viens de Denniyé (Liban-Nord), à 4 heures de l’UL. Je n’ai eu d’autre choix que de me replier sur un foyer privé, à proximité du campus, où je loue ma chambre une centaine de dollars par mois, sans compter les factures d’internet et d’électricité », gronde Moutassem Zeineddine, étudiant en sciences. Originaire de Hasbaya, Dalia*, une autre étudiante, doit, elle, s’installer chez des proches à Aley, pour réduire son temps de trajet. « En essence et en perte de temps, cela représente des fortunes », s’exclame-t-elle. Autre conséquence et pas des moindres, la nostalgie du lieu, sa cour, ses bancs, sa cafétéria, qui permettaient aux étudiants de se retrouver pour échanger, travailler, s’adonner à des loisirs, en toute sécurité. « Ces moments de convivialité me manquent tellement ! lance Nada Mchawrab, en quatrième année de médecine, habitante de Jarjouh (Nabatiyé). Il était si facile d’y travailler, seule ou en groupe, bien plus qu’à la maison ou dans un foyer privé. Il nous arrivait aussi de nous retrouver le soir dans la cour, filles et garçons, pour improviser une soirée après les cours. Chacun apportait son instrument de musique. Nous chantions. C’était magique ! »
En cash et en devises
Selon Moutassem Zeineddine, depuis la fermeture du foyer, il y a quatre mois, « 10 % des pensionnaires environ ont mis leurs études de côté, car ils n’ont pas de quoi payer une chambre en ville ou assumer les coûts exorbitants du trajet ». « Lorsqu’on n’a pas de revenus en dollars, une chambre en ville est inabordable », précise-t-il. Plus de huit fois ce que devra payer un étudiant pour une chambre à deux lits, au sein de la résidence universitaire après augmentation des tarifs (au taux de 80 000 LL le dollar). « Nous avons en effet augmenté les tarifs, reconnaît le recteur. Au lieu des 250 000 LL mensuels par étudiant pour une chambre à deux lits, chaque pensionnaire devra désormais payer un million de LL. Avec des variations de tarifs pour les quelques chambres individuelles et les chambres à trois lits. »Il ne reste plus qu’à rouvrir les lieux aux étudiants. Mais l’affaire semble plus compliquée que le déblocage des 60 milliards de LL promis par le gouvernement sortant. « Les entreprises mandatées se sont désistées, car elles réclamaient d’être payées en cash et en devises », révèle le recteur. « Pour assumer les coûts de fonctionnement de l’ensemble du campus, foyer d’étudiants compris, nous avons besoin de dix millions de dollars “frais” supplémentaires », annonce Bassam Badran.
Point d’eau chaude, ni d’ascenseur
Dans les locaux réaménagés avec les moyens du bord, tout semble fin prêt pour accueillir de nouveau les étudiants. Ne manque plus que la touche finale, un dernier grand ménage. Les murs ont certes besoin d’un bon coup de peinture et dans les cuisines, les installations affichent encore des traces de rouilles. « Mais il fallait parer au plus pressé pour rendre les lieux habitables », explique le professeur Hussein Bassal, dépêché par le recteur pour une visite guidée. Autrement dit le ramassage des ordures, la réparation de la plomberie, de l’électricité, des frigos, de l’ameublement… « Une opération qui a nécessité trois bons mois », dit-il. Correctement équipées de lits, tables, étagères, placards, rideaux et frigos, les chambres disposent chacune de leur salle de bains avec WC et douche. Seule l’eau chaude manque pour l’instant. Elle risque fort de ne pas être rétablie, par souci de maintenir les tarifs de location des chambres à la portée des étudiants. De même, l’ascenseur ne sera pas remis en marche. La liste d’attente des candidats à une chambre demeure longue, en revanche. « Les étudiants des filières à concours, suivis de ceux qui habitent loin, ont la priorité », résume le recteur Badran. La liste des heureux élus vient tout juste d’être publiée, ce lundi. Mais dans les coulisses, la rumeur circule que, pour être accepté, il vaut mieux être pistonné. « Le foyer n’héberge qu’une poignée d’élèves dans un campus qui compte neuf facultés, déplore Linn Raad, étudiante en master de génomique et santé. La demande explose. On raconte que le piston s’active aussi. »
*Les prénoms ont été modifiés.