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Moyen-Orient - Éclairage

Hay’at Tahrir al-Cham bombe le torse à Idleb

Anticipant un possible rapprochement entre Ankara et Damas, l’organisation jihadiste, à la fois groupe armé opposé au régime syrien et « proto-État dans l’État », cherche à tirer parti de la volte-face de la Turquie.

Hay’at Tahrir al-Cham bombe le torse à Idleb

Des membres de Hay’at Tahrir al-Cham paradant dans la ville d’Idleb en Syrie, le 20 août 2021. Omar Haj Kadour/AFP

Prise en étau entre un régime syrien honni et une Turquie montrant à celui-ci des signes d’apaisement, Hay’at Tahrir al-Cham (HTC), ancienne branche syrienne d’el-Qaëda qui contrôle d’une main de fer la majorité de la région d’Idleb, dernier bastion rebelle en Syrie, multiplie depuis plusieurs mois les opérations militaires. La dernière en date ayant tué 11 soldats syriens mercredi dans le sud de la province, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). À travers ces coups de force, Abou Mohammad al-Jolani, le dirigeant de HTC, entend montrer que le groupe jihadiste ne se laissera pas prendre au dépourvu par un rapprochement entre Damas et Ankara à l’issue encore incertaine. « La Turquie a annoncé ce rapprochement en avril dernier. Depuis, HTC a investi beaucoup plus de ressources dans la formation militaire », avance Aaron Y. Zelin, spécialiste du jihadisme au Washington Institute. Le 28 décembre, la rencontre entre les ministres de la Défense des deux pays à Moscou a marqué un premier pas dans le dégel des relations entre Damas et Ankara, parrain des groupes rebelles réunis au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS), qui contrôle de larges pans du Nord frontalier avec la Turquie. Mardi dernier, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a indiqué à l’agence de presse russe privée Interfax que l’Iran allait également participer à la normalisation des relations entre les deux anciens ennemis.

« Nous ne nous réconcilierons pas »

Un rapprochement en forme de saut dans l’inconnu pour les quelque quatre millions de Syriens vivant à Idleb, dont un grand nombre a été déplacé d’anciennes zones rebelles progressivement reprises par les forces armées syriennes avec le soutien de Moscou et de milices soutenues par Téhéran. Car le régime syrien exige le retrait turc de la province, qu’il entend bien replacer sous sa coupe pour parachever sa reconquête territoriale, près de douze ans après le début du conflit ayant fait plus d’un demi-million de morts, selon l’ONU. Sans surprise, des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes d’Idleb pour dénoncer un rapprochement que la journaliste syrienne Carmen Karim a considéré dans une tribune publiée sur Daraj comme « une mauvaise blague ».

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« Nous ne nous réconcilierons pas », a réagi M. Jolani dans une vidéo on ne peut plus sérieuse publiée le 2 janvier. Aux Syriens vivant dans les zones libérées du régime, il ne cesse de proclamer qu’il est le véritable leader de la révolution. Pour le groupe jihadiste, les efforts de réconciliation turcs représentent une « menace existentielle », rappelle le chercheur Haid Haid dans une tribune publiée sur Syndication Bureau. Car sans être un supplétif d’Ankara comme l’ANS, HTC entretient des relations ambiguës avec la Turquie, ayant notamment joué un rôle prépondérant dans le déploiement turc à Idleb en 2017 pour freiner l’avancée du régime. S’il est classé comme organisation terroriste par Ankara depuis 2018, le groupe armé continue néanmoins de communiquer avec les services de renseignements turcs. Pour affirmer sa position, M. Jolani a donc fait suivre les actes à la parole. Le 1er février, c’est par des tirs d’obus et de roquettes contre un poste militaire que le groupe jihadiste a tué huit soldats syriens près de Kafr Rouma, avant que ses francs-tireurs n’en abattent trois autres dans une localité adjacente. Le 18 janvier, le groupe Jamaat al-Tawhid, affilié à HTC, avait revendiqué pour sa part plusieurs opérations-suicides contre des postes de l’armée syrienne à Mara Muhas, dans le sud de la province. La chambre d’opération militaire Fath al-Mubin, réunissant HTC et d’autres factions d’Idleb comme Ahrar al-Cham et Faylaq al-Cham, « a aussi monté des opérations-commandos s’infiltrant dans le territoire sous contrôle du régime. Ces opérations plus osées anticipent une potentielle poussée du régime, soutenue par la Russie en cas de retrait turc », précise Aaron Y. Zelin.

Unifier les zones libérées

Par ces poussées de fièvre, le groupe se prépare aussi à un possible rééquilibrage des forces au sein des zones libérées du régime : « HTC a toujours fait part de sa volonté d’unifier les zones libérées. Si le rapprochement bilatéral mène à terme à un retrait militaire turc, le groupe estime que l’ANS s’effondrera au vu de sa dépendance vis-à-vis d’Ankara, ce qui pourrait être une opportunité pour lui de réaliser son projet en prenant le contrôle du nord de la Syrie », poursuit le chercheur. Déjà, en octobre, HTC avait profité d’un énième règlement de comptes entre deux factions rebelles pour s’emparer de plusieurs portions du territoire sous contrôle de l’ANS, ne s’arrêtant aux portes de Azaz qu’après l’intervention directe de la Turquie. De quoi donner une mauvaise réputation au groupe jihadiste dans la zone contrôlée par les supplétifs de la Turquie, rappelle Elizabeth Tsurkov, chercheuse au New Lines Institute : « Les désaccords entre les deux entités n’ont fait que s’agrandir ces dernières années, notamment dans le sillage des incursions de HTC sur le territoire de l’ANS, qui leur ont fait perdre des hommes, du prestige et une partie des profits de la contrebande de pétrole. »

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Plusieurs scénarios sont désormais possibles pour HTC, en fonction de l’évolution du dialogue Damas-Ankara : « Soit un statu quo, soit l’extension de son territoire à toutes les zones libérées, soit un accord tacite avec le régime afin de demeurer au pouvoir, mais sans étendre son territoire », dit Aaron Y. Levin.Reste qu’à l’heure actuelle, les cartes ne sont pas près d’être rebattues dans le nord de la Syrie, tant un véritable rapprochement semble improbable, selon les observateurs. Le chef de la diplomatie turque a assuré début janvier au Conseil national de l’opposition syrienne qu’Ankara allait poursuivre son soutien, au grand dam de Damas. Pour sa part, Bachar el-Assad refuse de faire un cadeau à Recep Tayyip Erdogan à la veille d’élections cruciales pour le leader turc, et n’est pas en mesure de répondre par ailleurs à ses attentes, soit le retour massif des réfugiés syriens et la lutte commune contre les Kurdes syriens. Les incertitudes autour de ce rapprochement expliquent ainsi pourquoi HTC s’est gardé de critiquer ouvertement la Turquie, poursuit Haid Haid dans sa tribune.

Torture et détention arbitraire

En attendant, HTC continue de consolider son emprise sur Idleb, où le groupe a établi « un véritable proto-État, avec son pendant civil, le gouvernement de salut, qui compte 10 ministères », selon M. Zelin. Le HTC est accusé de se financer à travers la contrebande avec les zones sous contrôle de l’ANS et du régime syrien, mais aussi via le détournement de l’aide humanitaire coordonnée par l’ONU. « De nombreuses voix critiquent sa mainmise sur l’économie et son monopole politique qui n’admet aucune dissidence », livre Jérôme Drevon, spécialiste du jihadisme à l’International Crisis Group.

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Mais c’est souvent à leurs risques et périls. Depuis qu’il a coupé les ponts avec el-Qaëda en 2016, M. Jolani mène une opération de séduction en direction de l’Occident, répétant à l’envi qu’il n’est pas une menace, dans l’espoir d’être retiré de la liste des entités terroristes des États-Unis et de l’ONU. Mais, au niveau local, Human Rights Watch fait part de l’usage de la détention arbitraire et de la torture à Idleb, où des figures éminentes de la société civile ont par ailleurs été assassinées de sang-froid, tel Raëd Farès, figure de la révolution syrienne, dont la mort en 2018 a été attribuée à HTC par des militants locaux.

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