Nous sommes de retour sur l’un des croisements les plus célèbres du centre-ville de Beyrouth, celui que l’on nomme communément Bab Idriss. Lors de notre précédente visite sur ce carrefour où se croisent de nos jours les rues Omar Daouk (ex Georges-Picot), Weygand, Abdel-Hamid Karamé et Patriarche Hoyek, nous avions découvert une ville sortant à peine de sa période ottomane, en 1920 : murs en pierre de sable (ramlé) sales, décrépits et couverts d’affiches sauvages, ruelles étroites, chaussée de terre battue parsemée de crottin, circulation périlleuse où s’entremêlent piétons, carrioles, tramways et quelques rares autos... Beyrouth avait une tête pitoyable, celle d’un petit port exotique et malfamé.
La photo d’aujourd’hui a été prise à l’autre bout du mandat français, une vingtaine d’années plus tard, à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. La transformation est vertigineuse : aux vieux bâtiments branlants ont succédé d’orgueilleux immeubles de style Art déco à trois ou quatre étages, souvent revêtus de belle pierre. Les bâtisseurs du Beyrouth des années trente n’ont pas lésiné sur les moyens : entrées monumentales, locaux commerciaux spacieux ayant pignon sur rue avec quatre à six mètres sous plafond… Porté aux nues, le commerce est devenu la principale source de revenus d’une municipalité qui souvent finance la construction de bâtiments aux lignes identiques et se rémunère en les louant.
En ce début des années 1940, les axes principaux sont désormais pavés. La rue Bab Idriss est devenue la rue Weygand, pour rendre hommage à ce vainqueur de la Grande Guerre qui avait succédé au général Gouraud comme haut-commissaire en 1923. Cette rue rejoint ici la rue Georges Picot, du nom d’un des cosignataires du plan de partage du Levant avec le Britannique Sykes en 1917. La rue perpendiculaire, dite de la Poste, qui longe l’église des capucins et descend jusqu’au premier bassin du port porte désormais le nom du patriarche maronite à qui l’on doit l’existence du Grand Liban : Youssef Hoyek. Seul point de repère immuable, les rails des deux lignes de tramway qui se croisent à cet endroit sont toujours là. Celle qui va vers l’ABC, c’est la ligne Port-Sables ; l’autre relie Furn el-Chebback au Phare.
Et puisque nous sommes encore à ras du sol, on pourra se faire une idée du fulgurant impact de la civilisation automobile en moins de deux décennies : on a construit un kiosque onéreux pour le gendarme qui règle la circulation sur ce carrefour en général très passant ; des passages cloutés pour les piétons ont été posés, et depuis l’arrêté 368 de l’administrateur de Beyrouth datant du 1er septembre 1936, ce « carrefour de Bab Idriss est interdit aux voitures hippomobiles de place, dites arabiyé, et aux cochers ». En vingt ans, la petite adolescente revêche qu’était Beyrouth est devenue le petit Paris du Moyen-Orient.
Une rue non encore percée
Levons les yeux : la vieille bâtisse qui se trouvait là où se tient le policier a disparu, transformant ce croisement sans visibilité, donc dangereux, en une place aérée. Les Français ont voulu réaliser ici ce qu’ils savent faire de mieux depuis Haussmann : des axes et des ronds-points. En rasant de vieux souks tortueux, ils ont créé à la fin des années vingt une place de l’Étoile à huit branches, comme celle de Paris. À l’époque où cette photo a été prise, l’on peut se rendre compte que les deux bâtiments modernes de part et d’autre tiennent compte de l’alignement de la future rue Abdel Hamid Karamé qui doit relier Bab Idriss à l’Étoile : au centre de l’image se dresse encore un pâté de vieux bâtiments voués à la destruction. Celle-ci n’interviendra que dans cinq à six ans, et l’on pourra admirer, de ce même endroit, l’horloge de Abed située au milieu de la place de l’Étoile.
En attendant, le commerce est florissant : enseignes et publicités murales ont colonisé l’espace. Et pour cause : ce carrefour est devenu l’un des plus passants de Beyrouth. Sur ce qu’on appelle aujourd’hui une prime location s’est installé depuis 1933 l’ABC, ce grand magasin que l’on ne présente plus, et dans le même immeuble se trouvent les locaux de Singer, le célèbre fabricant de machines à coudre encore largement utilisées par les maîtresses de maison. À la droite du photographe et hors cadre, Alphonse Béchir a ouvert son célèbre Optica en 1937, au rez-de-chaussée de l’immeuble Kronfol et Daouk.
En face, le parfumeur Amatoury a démarré son business en 1928, surfant sur l’explosion des produits de beauté pour femmes à la faveur des Années folles : il fut le premier au Moyen-Orient à fabriquer ses propres fragrances. À la fin des années trente, il est le représentant du célébrissime Guerlain, dont il fait la promotion : « Mademoiselle Mouchonnier de la maison Guerlain se mettra gracieusement à votre disposition pour vous donner de judicieux conseils sur les soins de votre épiderme et sur votre maquillage », peut-on ainsi lire dans L’Orient. Maquillage ! Ce terme magique est entré dans les mœurs libanaises à la fin des années vingt. S’il est apparu dans L’Orient pour la première fois en avril 1927, c’était pour critiquer « ces femmes acharnées à ne point vieillir ». Mais depuis, il est devenu un marché à part entière : Amatoury, toujours pionnier, ouvrira même un Bar à beauté proposant « toutes les marques depuis Lanvin jusqu’à Louis-Philippe en passant par Antoine, Guerlain, St-Ange, Patou, Ritz, Worth, Chanel et Max Factor », comme l’annonce une autre de ses réclames.
Une énigme
L’autre marché en vogue est celui de la haute couture : Saddi, qui comme l’ABC et Amatoury existe encore de nos jours, est installé au premier étage de l’immeuble de gauche. Il y passera quelques années avant de céder la place au début des années 1950 à une autre enseigne toujours active en 2022 : Joseph Eid, qui deviendra le roi du prêt-à-porter de luxe.
Autre point de repère de Bab Idriss, voici une enseigne de Vartan Dérounian, photographe attitré du Haut-Commissariat français, et qui se décrit comme représentant l’Art photographique à son apogée. Dérounian propose ses portraits d’art avec sur l’affiche une palette de peinture, ce qui signifie qu’il peut fournir ces portraits colorisés à la main qui font fureur à l’époque. Le plus grand concurrent de Dérounian, l’Italien Antonio Scavo, est décédé quelques années plus tôt : est-ce son frère ou son fils qui tient une clinique dentaire au-dessus de Saddi, face à un autre chirurgien-dentiste, Polycarpe Sengakis, logé au-dessus de l’ABC ? Et comme la radio entre dans son âge d’or, deux concessionnaires vantent leurs produits : Chafik Ariss propose les radios Siera et les lampes Condor, et Élie Abourrousse a acquis « au prix de très grands sacrifices », comme le dit son annonce dans L’Orient en 1936, la représentation d’American Bosch Radio, « la marque de supériorité écrasante ». Bientôt, les heureux acheteurs de ces splendides appareils à ampoules en bois précieux pourront écouter les communiqués de guerre en provenance du monde entier.
Et justement, cela nous amène à l’énigme de cette photo : pourquoi ce carrefour généralement bondé est-il vide, au point de faire du gendarme dans son kiosque, avec sa matraque blanche et sa culotte de cheval, le principal personnage de cette scène? Un militaire français se dirige vers Amatoury, un vélo traîne, posé contre un piquet ; les rideaux de fer sont baissés et pourtant nous sommes en milieu de journée, comme l’indiquent les ombres. Devant la porte ouverte de l’ABC, l’on peut distinguer des militaires qui semblent attendre quelque chose. Alors ? Premiers grabuges de la nouvelle guerre qui commence et qui va voir s’opposer les Français vichystes et gaullistes ? Grève générale des Libanais qui réclament de plus en plus bruyamment leur indépendance? Attente d’un cortège ou d’un défilé quelconque ? Les hypothèses ne manquent pas, je laisse aux historiens le soin de se prononcer…
Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (co-édition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com
Bonjour, Fidèle lecteur des articles de Mr Boustany je souhaite apporter une rectification mineure concernant la date d’ouverture de l’ABC à Bab Idriss. Le premier ABC a effectivement ouvert à cet endroit mais en 1937 et non en 33.
09 h 20, le 26 février 2023