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Lifestyle - La carte du tendre

Peuple Sisyphe, voici ta carte de rationnement 52 ans plus tard

Peuple Sisyphe, voici ta carte de rationnement 52 ans plus tard

Tripoli, quelque temps après la révolte des enfants. Élias Saba porte son frère Nassim. Album de la famille. Coll. Georges Boustany

Peuple Sisyphe, ton passé raconte ton avenir. Peuple Sisyphe, les autres nations du monde avancent quand tu tournes en rond. Peuple Sisyphe, si tu avais écouté les sages qui ont hurlé en vain dans le désert, tu aurais brisé la boucle maudite ; mais seul l’écho a répondu à leurs appels. Peuple Sisyphe, on t’achète pour une bouchée de pain et quelques paroles confessionnelles. Le problème n’est pas chez ceux qui te manipulent, il est chez toi qui te laisses manipuler.

Et voilà qu’aujourd’hui on te promet une « carte de rationnement individuelle ». Si tu avais un peu de mémoire, tu te souviendrais de ce document. Pour une fois, il ne s’agit pas d’une photo, mais d’une rarissime carte libanaise de rationnement datant de 1943. Cette année-là, la Seconde Guerre mondiale fait rage. Au Liban, par décret législatif n° 333 du 20 février, le mandat agonisant institue une « carte de rationnement individuelle. « La carte comporte, outre le nom du bénéficiaire, des tickets numérotés à découper pour obtenir de la farine, du sucre, du riz et d’autres aliments de base. Chaque ticket est valable pour une personne. » Voici la carte remise cette année-là à Émile Issa el-Khoury, futur procureur général du Mont-Liban. Tout en bas, un ordre intime de « lire attentivement le verso » qui comporte une mise en garde : « Tout individu qui aura utilisé une carte de rationnement émise au nom d’une personne décédée, disparue ou absente, ou qui en aura bénéficié d’une manière illicite sera passible d’une peine d’un mois à deux ans de prison et d’une amende de cent à mille livres libanaises, ou d’une de ces deux sanctions. » Les montants indiqués sont une fortune à une époque où le journal se vend à cinq piastres seulement.

Une carte de rationnement individuelle libanaise datant de 1943. Coll. Georges Boustany

Cette carte n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dans un article datant du 21 février 1943, le quotidien Le Jour a visité l’administration en charge du rationnement : « Une bâtisse jaune dans la ville de Beyrouth qui ressemble à une vaste fourmilière. Il y règne un tel mouvement qu’on est tout de suite pris dans ce bruit d’activité. Trois étages où vit, sur de grandes feuilles de papier, tout ce qui se nourrit de céréales panifiables. (Même) les mulets et les petits ânes n’ont pas été omis des listes. Le Liban tout entier a rempli des feuilles de déclaration. Ces déclarations sont d’abord classées puis contrôlées. Dans les immenses halls des deux étages supérieurs, on a aligné et serré, les uns contre les autres, des bancs, des chaises et des tables. On se croit dans une immense salle de classe. 200 jeunes gens travaillent dans ces salles, huit heures par jour, à dresser les statistiques selon les déclarations des habitants. Un autre département s’occupe de reporter les cartes de ravitaillement individuelles sur les chartes de famille préparées pour quatre ans. »

Ce que ce compte rendu ne mentionne pas, ce sont les fausses déclarations, les trafics et falsifications de cartes, et la tyrannie des distributeurs. Autant d’éléments dont il faudra tenir compte en 2021 : au vu de la complexité de l’opération, du clientélisme et de la vitesse d’attrition des réserves en devises de la Banque du Liban, le gouvernement (démissionnaire…) a intérêt à démarrer au plus vite son projet afin de ne pas exposer ses administrés à la famine. Auquel cas, ce n’est pas en 1943 que nous nous retrouverions, mais en 1915.

Une année qui rappelle notre présent

1943 est une année qui rappelle cruellement notre présent : le peuple fait face à des pénuries et aux hausses des prix alimentées par les difficultés d’approvisionnement et par l’accaparement. C’est le temps du marché noir et des privations. Les devises manquent et leur circulation est réglementée. Une situation qui contribue à échauffer les esprits : presque tous les Libanais réclament désormais la fin du mandat accusé de tous les maux. Le 11 novembre, le délégué général Jean Helleu suspend la Constitution, dissout le Parlement et emprisonne le gouvernement libanais. Durant ce black-out médiatique, un enfant de Tripoli, que ses parents ont laissé à la maison pour aller aux funérailles de sa grand-mère, voit des écoliers manifester contre les Français, en face de chez lui, autour du palais de Abdel Hamid Karamé. Élias Saba a onze ans à peine quand il rejoint ses camarades dans la rue ; le plus âgé a 14 ans. Ils sont trois à quatre mille lorsque les blindés français, accompagnés d’officiers et de tirailleurs sénégalais, marchent littéralement sur eux. Des balcons et des porches alentour, les Tripolitains tirent sur l’agresseur. Quatorze enfants perdront la vie dans un événement qui n’a laissé de trace que dans la mémoire des survivants et que ne commémore même pas la municipalité de Tripoli.

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Le Dr Élias Saba a 89 ans aujourd’hui. Voilà un sage qui n’a jamais cessé de dire la vérité : en 1969 par exemple, il donne à la revue Magazine une interview que nous pourrions aujourd’hui reproduire telle quelle et qui se termine sur ces mots : « La première de toute mesure de redressement doit être le changement radical de notre direction politique et des hommes qui la composent depuis plus d’un quart de siècle. Pouvez-vous me citer un seul exemple, dans n’importe quel pays du monde, où des hommes sont encore au pouvoir depuis trente ans ? Ça n’existe pas. Dans ce cas, le maintien des nôtres doit être dû soit à leur génie, soit à un système défectueux. S’ils sont des génies, qu’attendent-ils pour sauver le pays ? Et si notre système est mauvais, qu’attendons-nous pour le changer ? Peut-on attendre d’hommes qui ont présidé à la dégradation du pouvoir, qui ont faussé le mécanisme des institutions et ruiné la prospérité du pays, le moindre redressement économique ? Le croire, c’est vouloir que le Liban demeure, et pour longtemps encore, ce qu’ils en ont déjà fait : le pays des occasions perdues. »

C’était il y a 52 ans, peuple Sisyphe.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

Peuple Sisyphe, ton passé raconte ton avenir. Peuple Sisyphe, les autres nations du monde avancent quand tu tournes en rond. Peuple Sisyphe, si tu avais écouté les sages qui ont hurlé en vain dans le désert, tu aurais brisé la boucle maudite ; mais seul l’écho a répondu à leurs appels. Peuple Sisyphe, on t’achète pour une bouchée de pain et quelques paroles confessionnelles. Le...

commentaires (1)

EXCELLENT SAUF QUE UNE VERITE EST ABSOLUMENT NECESSAIRE A RAPPELER: AU LIBAN CE SONT PLUSIEURS "" PEUPLES"" sisyphes NON PAS UN SEUL. D'OU -INUTILE D'Y REVENIR EN DETAIL-LA DIFFICULTE DE SAUVER LA NATION

Gaby SIOUFI

17 h 10, le 07 juin 2021

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Commentaires (1)

  • EXCELLENT SAUF QUE UNE VERITE EST ABSOLUMENT NECESSAIRE A RAPPELER: AU LIBAN CE SONT PLUSIEURS "" PEUPLES"" sisyphes NON PAS UN SEUL. D'OU -INUTILE D'Y REVENIR EN DETAIL-LA DIFFICULTE DE SAUVER LA NATION

    Gaby SIOUFI

    17 h 10, le 07 juin 2021

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