Rechercher
Rechercher

Lifestyle - La carte du tendre

Attention on nous observe, rue Bab Edriss

Attention on nous observe, rue Bab Edriss

Bab Edriss au début des années 1920. Coll. Robert Zebib

Les photos de rues prises à hauteur d’homme ont ceci de touchant qu’elles nous donnent l’impression d’être présents au cœur de la scène. La fascination des passants pour l’œil de la caméra procure la sensation étrange qu’ils nous regardent, eux aussi : du coup, on ne sait plus qui observe et qui est observé. Et l’on se prend à s’imaginer dans le rôle d’un explorateur du futur qui a débarqué à Beyrouth au tout début du mandat français, dans les années 1920. L’individu à parapluie et tarbouche, au centre de l’image, doit se demander, en nous voyant, ce qu’est cette apparition étrange curieusement vêtue, le visage ravagé par l’insomnie, les cernes creusés par les nuits moites sans électricité, la mine de survivant et le regard sans espoir post-4 août. Lui-même, qui a brillamment survécu à la grande famine perpétrée par les Ottomans entre 1915 et 1918, doit peut-être se dire, en nous apercevant, que nous sommes des naufragés de cette horreur-là.

Et nous, que voyons-nous ? Une ville tranquille à l’aspect provincial : quelques constructions à deux, trois étages de style méditerranéen où les toits de tuiles, les plafonds hauts et les fenêtres nombreuses permettent à l’air de circuler et de compenser l’absence de climatisation. En suivant cette rue du regard, l’on parvient à une jolie colline : c’est Achrafieh, encore relativement vierge ; seuls quelques palais y ont été construits, c’est encore une banlieue pour privilégiés où l’on aperçoit des pins dont certains survivront jusqu’aux dernières années du siècle.

Sitôt arrivés, les Français se sont mis au travail : les rues sont déjà pavées, il y a même des trottoirs et un réseau d’évacuation des eaux de pluie. Sur la chaussée, d’innombrables traces brunes et odorantes ont été laissées par les carrioles et calèches qui sillonnent la ville : c’est le crottin des chevaux, dont il faudra débarrasser ses chaussures à l’aide des gratte-pieds, ces accessoires en fer forgé fixés aux entrées des bâtiments. Les cochers s’appellent les aarabji : on les hèle pour une course en ville ou pour transporter de la marchandise. Les autos sont encore une rareté ; en tout cas il n’y en a pas dans cette scène. Par chance, un tram est de passage, il s’est arrêté pour laisser descendre un homme élégant en costume blanc et tarbouche ; un autre s’apprête à monter avec son panier d’osier. Une élégante se dirige aussi vers le tram : toute de blanc vêtue, elle porte un chapeau garni de fausses fleurs et un parapluie. Face à nous, l’autre femme de cette scène se tient dans l’ombre à l’angle de la rue, on dirait qu’elle se lisse les cheveux ou qu’elle ajuste un voile, elle attend peut-être le tram qui remonte vers Bachoura.

Les rails des tramways sont un formidable point de repère : nous sommes ici au croisement entre la ligne Furn el-Chebback-Phare, là où circule le tram de la photo, et la ligne Sables-Port qui longe la bute du Grand Sérail et du Palais de justice. On apercevra sur le tramway la publicité pour une usine célèbre, que nous avions évoquée dans un précédent article et qui donnera son nom à tout un quartier d’Achrafieh : l’usine Sioufi. Élias Sioufi avait pignon sur rue à l’avenue des Français où se vendaient ses meubles ; son magasin était si connu que l’on utilisait son adresse comme point de repère. Mais il était aussi un bienfaiteur, faisant don de ses meubles à des écoles et associations caritatives. La crise des années 1930 lui sera fatale et cela brise le cœur de constater que personne n’aura pitié de lui dans sa chute, à commencer par ses créanciers qui se montreront féroces dans le partage et la dispersion de ses biens.

Où l’on rencontre une tête brûlée nommée Georges Naccache

Ce croisement entre les futures rues du patriarche Hoyeck (à l’époque, rue des Postes) et Weygand (rue Bab Edriss) recèle d’autres trésors, comme ces affiches sauvages sur le mur, exclusivement francophones, pour le théâtre Kursaal et le ciné Bijou, situés non loin de là à Zeitouné où se concentre la vie nocturne.

Aujourd’hui oublié, le Bijou a été ouvert au sein du Casino Eden, un cabaret dont le propriétaire n’a décidément aucun sens de l’humour, comme le montre un fait divers savoureux, mais qui aurait pu mal tourner pour l’intéressé. L’histoire est rapportée dans le quotidien francophone Le Réveil du 6 septembre 1922 : à l’époque, Georges Naccache, 18 ans, y fait ses premières armes sous la direction d’Alexandre Coury. Après avoir quitté vers 13 heures les bureaux du quotidien situés dans le Khan Antoun Bey, celui qui fondera L’Orient deux ans plus tard est poursuivi « par quatre individus de mauvais aspect » qui le passent à tabac avant de tenter de l’enlever pour « régler l’affaire au coin d’un bois de la forêt des Pins ». La raison de cet acharnement ? Un article du jeune journaliste dans lequel ce dernier s’en prenait au propriétaire du Bijou dans ces termes : « Monsieur, vous faites un vilain métier. Votre “Eden” est un endroit fort peu paradisiaque et où je ne risquerai plus mes semelles (...) Votre écran est sali par toutes les lamentables images que vous y avez projetées. La nudité, monsieur, n’est pas faite pour le cinéma : elle peut être belle au repos ; mais dès qu’elle commence à se mouvoir, l’esthétique n’y est plus. La passion n’est une matière d’art que tant qu’elle demeure chaste (…) Ce qui se passe sur un sofa, ou dans une alcôve, relève de la physiologie ; et l’on ne convie pas les honnêtes gens à de tels spectacles. C’est une simple question de propreté, monsieur. Mais c’est peut-être votre métier d’être malpropre ? Il n’y a que certains sujets qui fassent recette auprès du public ? (…) Je m’étonne que la censure autorise l’étalage de vos pornographies. (…) Permettez-moi un conseil… dans votre intérêt propre, et si vous voulez accroître vos recettes, transférez votre écran dans certains quartiers réservés. Vous y serez dans votre décor. »


Remerciements à Robert Zebib, propriétaire de cette photo, et à Gaby Daher qui a su la situer avec brio.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions « L’Orient-Le Jour »), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com

Les photos de rues prises à hauteur d’homme ont ceci de touchant qu’elles nous donnent l’impression d’être présents au cœur de la scène. La fascination des passants pour l’œil de la caméra procure la sensation étrange qu’ils nous regardent, eux aussi : du coup, on ne sait plus qui observe et qui est observé. Et l’on se prend à s’imaginer dans le rôle d’un...

commentaires (6)

Comme dira Jacque Brel "Quand Bayrouth Bayroutait"

DAMMOUS Hanna

10 h 01, le 22 septembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Comme dira Jacque Brel "Quand Bayrouth Bayroutait"

    DAMMOUS Hanna

    10 h 01, le 22 septembre 2021

  • Les plus belles années pour le Liban et les Libanais ont été sous le mandat de la France, puis quelques trop courtes années ensuite

    Nicolas ZAHAR

    22 h 43, le 21 septembre 2021

  • 1920 : des transports en commun (tramway), de l'électricité, de la culture (affiche pour théâtre), de l'innocence dans les regards... 2020 : plus rien...

    Carlos El KHOURY

    23 h 05, le 20 septembre 2021

  • Je que je retiens surtout de cette photo c’est que contrairement à aujourd’hui, le Beyrouth de l’époque jouissait de l’électricité, comme en témoigne le caténaire du tramway...

    Gros Gnon

    06 h 46, le 20 septembre 2021

  • Bab edriss, séhit el bourj ou séhit e'chouhadas....aaah rizAllah aal aazarieh...bhibik ya bayrout

    Wlek Sanferlou

    15 h 41, le 19 septembre 2021

  • Dieu, que j'aurais aimé vivre à cette époque bénie.

    Christine KHALIL

    08 h 42, le 19 septembre 2021

Retour en haut