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Nos Lecteurs ont la Parole

Le massacre de Damour... dans le corps de Mona !

47 années sont passées depuis ce funeste janvier 1976. 47 années où, autour du 20 janvier, chaque année, les habitants de Damour se réunissent et se remémorent leurs morts. Le reste des citoyennes et citoyens que nous sommes peut porter ce massacre comme un titre. Nous l’énumérons comme nous en nommons d’autres. Les détails traumatiques qu’il recèle, pas besoin de les fouiller. En effet, il y en a trop. Comment pouvoir les écouter tous, se les représenter et les « processualiser » ? Notre appareil psychique, en recevant toutes ces quantités d’histoires sordides, risque de sombrer dans la déraison, dans la folie de l’inhumain, du meurtre, de la torture, ou de verser dans une anesthésie traumatique et dans le non-dit, caractéristiques du fonctionnement politique et psychosocial de la période dite d’après-guerre au Liban.

Pourtant, le 16 janvier 1976, Mona avait 19 ans. Elle était jeune, belle. Sous le feu de l’assaut de la ville, elle s’était réfugiée avec ses parents et sa fratrie ainsi que d’autres membres de sa famille élargie dans une de leurs maisons qui leur semblait plus sûre que les autres. Voilà comment elle raconte cet épisode au cours d’un entretien sur Skype réalisé avec elle en août 2019 : « Nous étions assis les uns contre les autres quand la maison a été prise d’assaut (…) Les miliciens nous ont tiré dessus, nous aspergeant de tirs, déplaçant leurs mitraillettes de droite à gauche et de gauche à droite. La cousine de mon père dont certains des enfants avaient été atteints par les tirs rampa et se mit à genoux, aux pieds du milicien qui tirait, se cramponna à sa chaussure et lui dit : Je te prie, ne tue pas mes enfants. Il lui tira alors dans la tête pendant qu’elle le suppliait. Elle est morte sous nos yeux. À ce moment-là, j’ai crié. Ma main me couvrait les yeux. Il me tira plusieurs coups au visage. Ma mâchoire a été alors fracassée et s’est disloquée et ma main s’est détachée au niveau du poignet (…) Après qu’ils sont partis, j’ai rampé péniblement vers une autre chambre. Là, j’ai essayé de me lever, je n’ai pas pu (…) Je suffoquais à cause de ma mâchoire fracassée et des lambeaux de chair qui me bloquaient la gorge. Il y avait à côté de moi les corps de mon frère qui avait 12 ans et de ma sœur qui avait 10 ans, qui avaient été tués aussi. C’était effroyable. » Le témoignage de Mona est insoutenable, en effet, effroyable. À la limite, il ne se raconte pas. Cependant, il s’agit d’un des nombreux récits des survivants du massacre de Damour.

Mona est en fait un des rares témoins vivants de la première nuit du massacre. Elle a aujourd’hui 66 ans. Elle est mariée et elle a des enfants. Elle a réussi dans son métier. Mais le tableau social s’arrête là. À ce jour, elle a subi plus de 35 opérations et greffes, plus que son corps ne peut porter ou supporter. Pendant que la vie reprend doucement son cours, un morceau de mâchoire qui lâche, une lèvre qui se déforme, un poignet, une main qui viennent lui rappeler et rappeler à sa famille les conséquences de l’horreur de cette nuit funeste. « Je sens que je porte à moi seule, dans mon corps au quotidien, l’ensemble du massacre de Damour, me dit-elle. Cela fait 47 ans que je subis cela, peux-tu imaginer ? »

Non, c’est inimaginable en effet. Cette femme qui a été confrontée non seulement à sa propre mort probable mais aussi, sous ses yeux, à l’impensable meurtre des siens, survit et se bat grâce à son courage mais aussi également grâce à l’accueil d’une terre étrangère. Heureusement pour elle, Mona a réussi à émigrer et à obtenir une autre nationalité. « Au Liban, aucune reconstruction n’aurait été possible », me dit-elle. Elle a raison. Elle a dû être en effet bercée par une terre respectueuse des droits de l’homme et des droits humanitaires pour conjuguer avec l’incivilisation que portent sa mémoire torturée et son corps douloureux.

Depuis janvier 1976, l’État libanais et les gouvernements successifs ne se sont jamais souciés de l’histoire de Mona ni des histoires de toutes les personnes civiles victimes, à l’instar de Mona, du massacre de Damour ou d’autres massacres qui ont eu lieu sur le sol libanais, victimes qui portent toujours en elles aujourd’hui, dans leurs corps meurtris, les stigmates de la barbarie dans laquelle le Liban est plongé jusqu’à nos jours, dans un espace-temps qui semble infini.

J’ai décidé d’écrire ce texte en concertation avec Mona pour affirmer que le massacre de Damour n’est pas juste un titre fermé. Derrière ce titre, il y a des tiroirs, il y a des fantômes, il y a des cris, des peurs et des souffrances.

Je le dédie au repos des âmes du frère et de la sœur de Mona assassinés enfants, aux parents de Mona, à son mari et ses enfants, mais, surtout pour moi, ce texte est un hommage que je rends à Mona elle-même. Il est aussi une lettre d’excuses que je lui présente, des excuses pour l’absence d’un État de droit, pour l’échec de l’État libanais à la protéger et à protéger les siens en leur garantissant le droit à la vie et le droit à la sûreté de leurs personnes (cf. article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme). Je n’ai quant à moi que mon écriture à offrir et mes pistes de lecture et de compréhension à proposer pour tenter de nommer l’insoutenable et contribuer au travail de mémoire et, pourquoi pas, peut-être aussi un jour, au processus de guérison…

À nous peuple libanais, citoyennes et citoyens, dès que nous serons prêts, il est temps pour nous de prendre enfin rendez-vous avec notre propre histoire dans ses recoins les plus sombres, de rencontrer notre propre barbarie, notre traîtrise, notre lâcheté, mais aussi notre courage et nos combats pour pouvoir avancer et être en mesure de tracer les pas d’un avenir qui deviendra alors seulement possible.

Zeina ZERBÉ

Psychologue

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

47 années sont passées depuis ce funeste janvier 1976. 47 années où, autour du 20 janvier, chaque année, les habitants de Damour se réunissent et se remémorent leurs morts. Le reste des citoyennes et citoyens que nous sommes peut porter ce massacre comme un titre. Nous l’énumérons comme nous en nommons d’autres. Les détails traumatiques qu’il recèle, pas besoin de les fouiller....

commentaires (2)

Plus que jamais on voit dans cet article le devoir de mémoire et son importance pour le Liban. Il nous faut un musée qui commémore tous ces crimes, qui rappelle à nos jeunes ce que leurs aïeux ont fait et évite que cela ne se reproduise. On veut que les noms de ces victimes et leurs témoignages deviennent une partie de notre identité nationale. Damour, la Montagne, Tell el Zaatar, D’abrasif, Chatila, que d’horreurs trop vite dissimulées… Le pardon n’existe que s’il y a reconnaissance et repentir.

Alexandre Choueiri

16 h 14, le 20 janvier 2023

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Commentaires (2)

  • Plus que jamais on voit dans cet article le devoir de mémoire et son importance pour le Liban. Il nous faut un musée qui commémore tous ces crimes, qui rappelle à nos jeunes ce que leurs aïeux ont fait et évite que cela ne se reproduise. On veut que les noms de ces victimes et leurs témoignages deviennent une partie de notre identité nationale. Damour, la Montagne, Tell el Zaatar, D’abrasif, Chatila, que d’horreurs trop vite dissimulées… Le pardon n’existe que s’il y a reconnaissance et repentir.

    Alexandre Choueiri

    16 h 14, le 20 janvier 2023

  • Madame, Quoi vous dire autre que MERCI de reparler de ses terribles mémoires occulter…

    Dina HAIDAR

    11 h 41, le 20 janvier 2023

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