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La crise économique libanaise a, aujourd’hui, trois ans. Trois longues années qui ont bouleversé le quotidien de tous les Libanais, plongeant nombre d’entre eux dans la précarité. Entre-temps, les autorités du pays ont mené, plus ou moins discrètement, un véritable « ajustement sans réformes »d’une sévérité voire d’une brutalité rarement égalée pour les déposants, les entreprises et l’ensemble des résidents.
Bilans « assainis »
Faisons d’abord le bilan de la situation. En premier lieu, la livre libanaise a vu sa valeur chuter de 1 500 livres pour un dollar à près de 49 000 aujourd’hui, une perte de plus de 95 % face au billet vert. En même temps, le « dollar libanais » ou « lollar », détenu dans les banques avant la crise de 2019, a perdu près de 85 % de sa valeur du fait des restrictions informelles imposées aux retraits et transferts depuis lors par les banques. Ainsi, la dette publique en livres libanaises, qui pesait l’équivalent de 55 milliards de dollars avant la crise, vaut aujourd’hui environ deux milliards de dollars, tandis que la dette en devises (35 milliards de dollars environ à l’origine), répudiée par le gouvernement en mars 2020, se négocierait à moins de 10 % de sa valeur faciale – certains détenteurs de dette, notamment étrangers, espérant toutefois obtenir plus à l’avenir. Dans l’ensemble, la dette souveraine totale, qui faisait près de 90 milliards de dollars, ne vaudrait donc plus, selon les scénarios, qu’entre 10 et 15 milliards.
Le budget de l’État a suivi la même pente, puisque la loi de finances pour 2022, votée en novembre dernier, prévoit des dépenses pour 40 000 milliards de livres et des recettes de 30 000 milliards. Soit un déficit de 10 000 milliards qui vaudrait l’équivalent de 667 millions de dollars s’il était calculé au taux de 15 000 LL/USD mentionné par les autorités, et représenterait donc, en valeur réelle, une chute de près de 85 % par rapport au déficit d’avant la crise (entre 4 et 5 milliards de dollars). De leur côté, les avances du Trésor à Électricité du Liban (EDL), qui pouvaient atteindre auparavant jusqu’à près de 2 milliards de dollars, sont, elles, purement et simplement absentes de ce budget 2022. Enfin, les subventions, supprimées en quasi-totalité, ne couvrent plus désormais que certains produits comme la farine ou les médicaments pour les maladies chroniques.
En outre, les dépôts bancaires demeurent, eux, bel et bien soumis depuis fin 2019 à un contrôle des capitaux informel mais bien réel qui s’est traduit par une chute drastique de leur volume. D’environ 170 milliards de dollars en 2019, leur valeur de marché est passée à environ 20 milliards aujourd’hui : quelque 2 milliards pour les dépôts en livres suite à la dépréciation ; et le reste pour les dépôts en « lollars », en appliquant le différentiel actuel entre le « lollar » et le dollar « frais ». Ces dépôts cumulés ne vaudraient, dans les meilleurs scénarios, pas plus de 50 milliards de dollars en valeur actualisée en cas de règlement de la crise bancaire, avec des paiements échelonnés sur des années.
Le déficit de la balance courante (soit les revenus nets du commerce extérieur, du tourisme et des transferts de fonds, dont ceux provenant de la diaspora) a également reculé et devrait se monter à 3 milliards de dollars environ fin 2022 au lieu de 11,3 milliards en 2019, selon les chiffres de la Banque mondiale. Ce déficit restant est comblé soit par l’utilisation des réserves en devises de la banque centrale et du secteur bancaire, soit par le fameux « bas de laine » que les ménages libanais garderaient par-devers eux (comme l’affirment les autorités), soit, enfin, par l’entrée dans le pays de capitaux importants non déclarés (financements politiques, transactions diverses relevant du marché noir…). La question de la « porosité » entre ces dollars informels et les réserves bancaires étant, elle, posée, puisque le secteur bancaire et la Banque du Liban (BDL) ont recours aux transactions avec des sociétés de change locales pour reconstituer leurs réserves en devises (ce que la loi permet, du moins dans le principe).
Forte dépréciation de la monnaie, levée des subventions, contrôle informel des capitaux, réduction des déficits publics, amélioration de la balance courante, réduction de la valeur réelle de la dette publique : la liste est longue. S’y ajoutent le désendettement massif des entreprises et des personnes (condition de toute relance du crédit) et son corollaire, la liquidation par les banques de leurs créances sur le secteur privé, remboursées pour une bonne part en « lollars » ou en livres. Ces dernières se sont ainsi effondrées, passant de 54 à 22 milliards de dollars entre octobre 2019 et septembre 2022 (-60 %).
Il s’agit là d’un « assainissement » extrêmement drastique, qui évoque les plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (FMI) aux pays en crise il y a encore quelques années.
Améliorer le « climat d’investissement »
Mais il ne suffit pas de déconstruire l’ancienne pyramide financière : il faut, maintenant, rebâtir l’économie réelle et relancer la croissance. Et pour cela, le plus dur reste à faire, à savoir améliorer significativement le « climat d’investissement » pour attirer de nouveau des capitaux extérieurs.
Cela implique, en premier lieu, de solutionner la crise bancaire de manière claire et saine. Les pertes bancaires cumulées (banques + BDL) se montent en effet à près de trois années de revenu national, la question de la répartition de ces pertes entre l’État, les banques, les déposants et le reste de la population constituant ici l’enjeu essentiel. Or la poursuite de la politique actuelle de « lirification » des dépôts en « lollars » (qui constitue une forme de « haircut » implicite de près de 80 %) n’est pas une solution, car elle ne fait qu’amplifier l’offre de livres, aggravant la dépréciation et l’inflation galopante et déstabilisant davantage l’économie. Il faut trancher, répartir les pertes de manière transparente et, surtout, trouver les ressources permettant d’établir un schéma de remboursement futur crédible pour les dépôts bancaires. C’est la seule solution pour rétablir la confiance dans les banques, qui pourront alors accueillir de nouveau des dépôts et octroyer des crédits. Et c’est là le véritable enjeu derrière le projet de loi sur le contrôle des capitaux : déterminer les responsabilités vis-à-vis du passé et, partant, établir les contours futurs du secteur bancaire.
Il faut, de même, trouver des ressources pour financer l’État, alors que sa capacité d’endettement s’est fortement réduite, tandis que la collecte des impôts a été affaiblie par la crise et la dépréciation monétaire. Si l’État libanais demeure en effet paralysé par l’absentéisme des fonctionnaires sous-payés, il restera incapable de faire fonctionner l’administration et la justice, éléments essentiels de l’économie. Tandis que la situation des infrastructures (routes, aéroports, ports, eau, égouts et, surtout, électricité) laisse, de son côté, fort à désirer, quand elle n’est pas catastrophique, comme dans le cas du port de Beyrouth suite à l’explosion du 4 août 2020. Et, dans ces conditions, toute reprise économique restera fragile.
En outre, le pays est devenu plus inégalitaire que jamais, l’effondrement de la monnaie nationale et des services de l’État ayant précipité la majorité de la population dans la précarité (la pauvreté touchant 82 % de la population selon l’Escwa). Selon un rapport publié en août dernier par l’Unicef et intitulé « Deprived Childhoods », 84 % des familles au Liban n’ont ainsi plus les moyens de subvenir à leurs besoins, 38 % ont réduit leurs dépenses sur l’éducation et 60 % ont revu à la baisse celles concernant la santé. Or, au-delà de l’injustice qu’elle représente, cette dégradation du niveau d’éducation et de santé ne peut à terme qu’affecter la qualité des ressources humaines indispensables à l’économie, quand ces ressources n’émigrent pas purement et simplement. Il faut donc mettre en place des filets de protection sociale solides pour rétablir une forme de justice sociale et, surtout, préserver ce capital humain. Cela implique notamment de réhabiliter la Caisse nationale de Sécurité sociale, dont les bilans et les actifs se sont effondrés avec la dépréciation de la livre, de mettre en place une forme de couverture santé universelle et de sauvegarder le niveau des écoles publiques et de l’Université libanaise.
Programme de redressement clair
Tout cela signifie une chose : pour régler ses différents problèmes, et vu l’ampleur de ceux-ci, le pays a absolument besoin de solutions collectives, gérées au niveau des pouvoirs publics (et non d’une municipalité ou d’une petite région). Et cela nécessite une aide massive et de long terme qui ne peut aujourd’hui venir que de l’extérieur.
Cependant, pour nous aider, la communauté internationale exige, elle, la mise en place d’un programme de redressement clair. L’accord signé en avril 2022 avec le FMI insiste ainsi en particulier sur la lutte contre la corruption et l’amélioration de la gouvernance, la mise en place de réformes fiscales permettant d’augmenter les rentrées de l’État et les transferts sociaux (ce qui supposerait en réalité une fiscalité plus équitable et redistributive et moins axée sur les impôts indirects et la TVA), le vote d’une série de lois permettant la modernisation de l’administration et la privatisation des entreprises publiques et enfin la résolution de la crise bancaire à travers un ensemble de législations, couplées à l’unification des différents taux de change de la livre.
Un programme d’une telle ampleur nécessite, à l’évidence, un vaste consensus national. Et c’est là que le bât blesse car, pour l’instant, les Libanais demeurent dans l’expectative, sans horizon politique clair. Il faut impérativement construire une solution d’ensemble, faute de quoi le pays continuera dans la fuite en avant et la reproduction du même schéma d’économie de rente (transferts de l’extérieur, tourisme), dans une version appauvrie. Si une partie des élites politiques et économiques se satisferaient peut-être, elles, de ce « business as usual », la société libanaise qui en résultera risque cependant d’être plus inégalitaire que jamais, avec un retard de croissance supplémentaire dû à l’émigration massive, accompagné d’un climat d’instabilité sociale voire politique.
Les revenus du gaz offriraient-ils à cela une solution miracle, comme certains semblent l’affirmer ? Si les futurs revenus potentiels sont, en l’état actuel, impossibles à quantifier (certains experts ayant revu les estimations à la baisse), une chose est certaine : dans l’hypothèse où des réserves commerciales viables seraient identifiées, sans politiques publiques adéquates, les revenus générés ne feraient qu’amplifier la structure rentière, improductive et inégalitaire de l’économie, comme ils l’ont fait dans beaucoup d’autres pays.
Par Fouad KHOURY-HELOU
Écrivain, économiste et directeur exécutif de « L’Orient-Le Jour ». Il intervient ici en tant que contributeur extérieur à la rédaction.
L’orientlejour fait bien de préciser que l’auteur de cet article, bien que directeur exécutif du journal, s’exprime en tant que contributeur extérieur à la rédaction. Toutefois, cela n’est pas suffisant car ce journal a tendance à publier beaucoup trop d’articles appelant à tourner la page sur le vol qui a été orchestré sur les avoirs de la grande majorité des libanais dont une bonne partie se trouve être de la diaspora. L’orientlejour fairait bien de se positionner du côté de la justice et ne plus encourager l’impunité sous aucun prétexte.
17 h 30, le 16 janvier 2023