Le nombre de gens et d’amis qui vous disent quand vous les revoyez par hasard : « Je vis dans mon cocon. » Ce cocon, que les années 2010 nous ont présenté comme un idéal, un lieu douillet à l’abri des fureurs et rumeurs de ce monde, allant jusqu’à ériger le « cocooning » en mode de vie luxueux, est en train de nous détruire, individus et société. Normalement, la chenille, arrivée à maturité sans avoir rien connu de l’extérieur, ronge sa porte vers un monde bref dont elle découvre, papillon ébloui, l’air et la lumière, avant de pondre ses œufs et replier ses ailes pour toujours. Voilà que nous faisons le chemin inverse. Nous nous enfermons dans nos maisons et calfeutrons nos portes au lieu de les ronger. Depuis l’explosion du 4 août, le Covid, le travail à distance et l’inexorable inflation, beaucoup d’entre nous mènent des vies virtuelles, sinon solitaires. Tout se passe comme si le mot était donné de rester chez soi, filer une sorte d’ouate délétère qui atténue les bruits et amortit les chocs, s’étouffer en famille, au mieux entre livres et musique, au pire en biberonnant des séries débilitantes, au lieu d’aller se frotter à un réel de plus en plus difficile et des congénères de plus en plus désabusés. L’annonce de nouveaux arrivages de virus agressifs, dont l’un, né de parents Omicron, répond au doux nom de Kraken, n’est pas pour améliorer les choses. Le port obligatoire du masque est bientôt de retour. Un mode de vie prend racine, d’où l’autre, ce polisseur, ce révélateur, cette unique et merveilleuse mesure de notre humanité, s’abstrait. Les supermarchés, lieux du petit bavardage, des échanges de constats sur le temps qu’il fait, le temps qui passe et les prix des choses et l’âge des enfants, sont de moins en moins fréquentés depuis que les services de livraison prennent le relais du rituel des courses. Les cafés, où se forment et s’échangent les philosophies et politiques de comptoir, se dépeuplent de leurs habituels bavards au profit de solitaires plongés dans les écrans de leurs ordinateurs, venus profiter de la connexion et d’un isolement partagé. « Ensemble séparément » est la nouvelle norme.
Le principe du cocon est une idée scandinave. Six mois de nuit vous imposent des intérieurs clairs, des espaces allégés, des meubles discrets et de bonne compagnie, des gestes feutrés, des activités qui permettent la traversée de la longue obscurité nordique avec le minimum de dégâts physiques et affectifs. Il est entouré de toute une culture et de rituels qui préservent autant que possible les liens sociaux et cette grégarité que le siècle malmène, pourtant si nécessaire au bonheur.
Nous qui avons toujours tout célébré comme s’il n’y avait pas de lendemain, nous qui sommes toujours prompts à ouvrir des sujets qui fâchent, à entrer dans les débats avec véhémence, à nous soucier des autres à en devenir intrusifs, à garder nos portes ouvertes parce que l’hospitalité est sacrée, où diable est passée notre faim d’autrui? Frileux, nous allons dans un monde dont les règles changent sans cesse, prisonniers d’un pays-abîme qui s’enlise dans ses propres replis communautaires. Le repli n’est pourtant pas dans notre nature. Le moindre sourire d’un passant nous exalte. Ces cocons ne nous ressemblent pas. Allez comprendre.
commentaires (4)
Merci Madame de partager vos "impressions" que j'attends avec impatience le matin au café. En effet se sont des liens entre un contexte socio-économique très dur et la vie de l'être humain au quotidien. Ce qui est évoqué dans vos impressions de ce matin, est mon principal souci pour ma famille proche. Il s'agit de ce manque d'activités collectives et citoyennes. Je ne pouvais pas rester les mains croisées, le "fresh dollars" ne résoud pas tout les problèmes. Malgré mon âge, j'ai décidé de participer au marathon de Beyrouth car c'est la seule activité que j'avais trouvé "sociale et citoyenne et non mercantile ". Personne ne m'avait pris au sérieux ! J'y étais en novembre... L'année prochaine la famille courera au marathon avec moi.
IRANI Joseph
09 h 32, le 12 janvier 2023