Entretiens Poésie

Issa Makhlouf : « Rare est la lumière »

Hanté par la violence de l’humain et ému par la beauté première, Issa Makhlouf écrit l’ampleur du désastre et la ferveur du mystère.

Issa Makhlouf : « Rare est la lumière »

© Tony el-Hage

« Quand viendra l’autre nuit/ je ne partirai pas loin. / Je serai au plus près/ hors du visible/ allégé de toute trace. »

Un échange avec le poète Issa Makhlouf esquisse un moment suspendu. Sa disponibilité au dialogue est sans atours. Dans la délicatesse et la pudeur, ses propos ouvrent à une appréhension vaste du sujet abordé. Le regard doux qu’il pose sur les êtres et les éléments, allie le généreux à l’éphémère. Sa parole comme sa poésie sont une ode à l’invisible.

Le poète, écrivain et dramaturge, né au Liban en 1955, réside à Paris. Docteur en anthropologie sociale et culturelle, il a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français, et a traduit également des auteurs français et latino-américains. Issa Makhlouf a reçu le prix Max Jacob en 2009 pour son recueil Lettre aux deux sœurs.

Le parcours de Makhlouf est riche d’expériences professionnelles diverses : ancien professeur à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs de l’Université Sorbonne Nouvelle, il a également été directeur de l’Information à Radio Orient à Paris, ainsi que conseiller spécial aux affaires culturelles à l’ONU, à New York, dans le cadre de la 61e session de l’Assemblée Générale (2006-2007).

La réflexion de Issa Makhlouf, dans une attention plurielle à la complexité de la nature humaine et de nos systèmes sociopolitiques et culturels, puise dans la biologie, l’histoire, la politique et l’architecture. Un autre parmi ses chemins privilégiés est celui des spiritualités et des philosophies, montrant au poète la perspective d’un apaisement. L’expérience de l’art – photographie, arts plastiques, musique – permet également à Makhlouf d’arpenter le mystère de l’intrication entre beauté et destructivité, et de tendre vers le dépassement de l’illusion des contraires.

Ce qui restera, son recueil récemment paru chez Le Castor Astral, est subtilement traduit par le poète Abdellatif Laâbi qui signe une touchante préface. Ce qui restera est imprégné par l’évocation omniprésente de la mort. Ainsi en échos tragiques à d’autres de ses ouvrages poétiques, ce dernier recueil évoque tour à tour le vécu et la terreur de ceux devenus cadavres et l’angoisse du survivant porté par le besoin de témoigner et de se souvenir. La quête de soi et de l’autre y sont vivaces et suggèrent la rencontre impossible ou sa rarissime exception.

Dans son écrin secret, l’amour bat régulièrement dans les vers de Issa Makhlouf sans consentir à faire entendre sa chanson. Conscient de l’impermanence de notre présence au monde, le poète compose des vers qui ne se déploient véritablement que dans une dimension de transparence, au point d’exiger du lecteur, présence et limpidité.

Vos poèmes sondent l’ampleur du désastre, du mystère et de la beauté. Que pouvez-vous nous dire de l’intrication de ces trois univers dans votre pensée et dans votre poésie ?

Les trois univers auxquels vous faites référence dans votre question (désastre, mystère et beauté) résument l’essentiel de ma pensée et de ma poésie. D’abord, le désastre, car les civilisations humaines étaient et sont toujours fondées sur la violence. La guerre est la nourrice du monde. Nous naissons et mourons dans sa tourmente. Cette question fondamentale a occupé une place majeure dans la réflexion des penseurs, des philosophes et des savants, à travers les âges. Au début des années trente, Albert Einstein et Sigmund Freud ont débattu de ce sujet à partir de la question suivante : existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre et de mettre fin aux pulsions de haine et de destruction qui résident dans une région sombre de cet animal rationnel ?

Cette question a-t-elle véritablement une réponse qui ne soit pas utopique ?

Répondre à cette question, c’est trouver la voie qui nous mène à une humanité civilisée. Les conflits d’intérêts seuls ne suffisent pas à lever l’ambiguïté, pas plus que le pouvoir qui nous divise en deux parties : maîtres et esclaves. Il y a quelque chose de mystérieux dans la dualité de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine. Une dualité qui s’accomplit et se complète. En attendant de trouver les solutions nécessaires pour faire face à ce défi et mettre fin à la guerre dans l’avenir, Freud nous invite à opter pour la culture : « Tout ce qui travaille au développement de la culture, travaille aussi contre la guerre. » En d’autres termes, nous avons deux options : la culture ou la barbarie.

L’option de la culture est-elle réaliste à l’heure actuelle ?

Ce n’est pas du tout une option facile. C’est comme si quelqu’un ramait à contre-courant. La culture et l’art ont longtemps été associés au pouvoir et à l’argent, mais l’argent n’a jamais dominé toutes les étapes de la production culturelle, comme c’est le cas actuellement. Ainsi, ce qui ne peut être transformé en marchandise et en produit de consommation distribué à grande échelle n’existe pas ou, au mieux, est marginalisé à l’extrême. C’est ce que le sociologue français Pierre Bourdieu a remarqué il y a plus d’un quart de siècle.

« Je capte le bruit des gouttes de pluie sur la face de l’eau/ Je les dispose l’une après l’autre, ligne par ligne, sur une feuille blanche. / Je découvre la musique dans les lignes géométriques de la rose, non dans ses fragrances. (…) »

Et la beauté, dans ce contexte ?

La beauté (qui est aussi une forme de connaissance et l’envers de la violence, de la laideur et de la vulgarité) donne un sens à la vie et la rend autre chose qu’un long moment d’attente de la mort. Au milieu de cette dévastation générale, nous nous tournons vers Jalâl Eddine Rûmi : « Sous les décombres : le diamant. »

Comment décririez-vous l’évolution de votre rapport à la répétition des cycles de mort – guerres, meurtres, destructivité, violences – ? Il y a dans votre écriture, ce qui relève du constat, de la sidération, de la résignation, de l’abîme, de la contemplation, et bien plus….

Au niveau personnel, j’observais comment, au fil des années, la mort et la guerre grandissaient aussi autour de moi. Dans mon enfance, deux de mes frères sont morts, puis, dans ma ville natale, j’ai été témoin de la vendetta entre des familles en conflit. En 1975, la guerre civile a éclaté et m’a poussé à quitter très tôt le Liban. (Cette guerre a été le sujet de ma thèse à la Sorbonne et d’un livre qui s’intitule Beyrouth ou la fascination de la mort). De cette guerre aux guerres incessantes, çà et là, dont aujourd’hui la guerre en Ukraine… Je me demande toujours comment la force surnaturelle qui a créé les planètes et les galaxies, les mers et les océans, les montagnes et les vallées, les arbres et les nuages, l’aube et la lumière vive, et cette capacité d’invention et de créativité chez l’Homme, comment elle peut mettre dans le cœur humain les sentiments les plus vils et les plus violents.

« Le gibier sait que le chasseur qui le traque fait partie de sa vie. (…) Quand l’homme mange la chair d’un animal égorgé, mange-t-il en même temps sa peur du couteau qui l’égorge ? »

Pouvez-vous développer un peu pour nous ces vers ?

La question qui me poursuit constamment est la suivante : comment peut-on être humain dans un monde inhumain ? La logique de la nature est, elle-même, inhumaine ! Tous les jours, en regardant ce qui se passe autour de moi, dans le monde animal et dans le monde humain à la fois, j’entends la voix de cette force surnaturelle dont le visage est caché : « Mangez-vous les uns les autres. » On tue pour manger. On chasse l’oiseau dans son ciel et le poisson dans ses mers. L’animal, on l’égorge et on déracine l’herbe. Quelqu’un, dans l’ombre, nous tue et nous mange.

Qui regarde la mort dans les yeux dans votre univers, la beauté ou l’amour ?

Les deux à la fois, car ils savent fortement que la Mort est partout ; que la vie, elle-même, pourrait être une de ses variantes.

« Rien n’indiquait/ que nous étions des étrangers/ Nous marchions/ avec d’autres dans la rue/ et malgré cela/ ils nous ont reconnus/ (…) Peut-être ont-ils vu/dans nos yeux/ ceux-là/ qui étaient avec nous/ et se sont noyés. »

Quelle fraternité, quelles résonances, vous relient aux noyés, thématique présente depuis plusieurs années dans vos recueils, en lien avec tant d’actualités du monde porteuses de migrations et d’exils ?

Dans Ce qui restera, la mer n’est pas celle décrite par Lautréamont ou Saint-John Perse, mais, plutôt, telle que Homère l’a chantée dans l’Odyssée, il y a plus de deux mille sept cents ans, à travers ce qu’Ulysse a subi lors de son voyage de retour à Ithaque. Aujourd’hui, la mer Méditerranée est un immense cimetière qui engloutit les fugitifs de leurs patries sinistrées et ensanglantées par les guerres et le sous-développement, dans des canots pneumatiques ou autres embarcations de fortune. C’est l’une des grandes tragédies des temps modernes : mourir en fuyant la mort ! Elle reflète aussi plusieurs problèmes, notamment la migration, l’errance et l’exil.

Quelle place a l’espoir, qui point tel un inconcevable soleil dans certains poèmes, dans votre univers poétique et dans votre expérience ?

Vastes sont les ténèbres, rare est la lumière. Plus elle est rare, plus sa valeur est grande et sa recherche devient synonyme de vie. On regardera toujours du côté d’où vient la foudre qui percera l’obscurité de la nuit.

« (…) Le tableau est une autre époque. Ici, l’olivier ne pousse pas dans le terreau de la boue et du sang. Hors du lit de la mort, il naît. Et ses racines ne sont de nulle part ! Un nouvel arbre dans une terre nouvelle, faisant signe au soleil de l’être à venir, à la rosée qui brille dans l’œil du matin. »

Ce qui restera de Issa Makhlouf, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi, Le Castor Astral, 2022, 114 p.

« Quand viendra l’autre nuit/ je ne partirai pas loin. / Je serai au plus près/ hors du visible/ allégé de toute trace. »Un échange avec le poète Issa Makhlouf esquisse un moment suspendu. Sa disponibilité au dialogue est sans atours. Dans la délicatesse et la pudeur, ses propos ouvrent à une appréhension vaste du sujet abordé. Le regard doux qu’il pose sur les êtres et...

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