Critiques littéraires Roman

L’espion du temps qui passe

L’espion du temps qui passe

© Ralph Crane

Quelques phrases courtes, élégantes dans leur sobriété et précises pour nous camper un personnage somme toute passe-partout – une jeune femme poussant un landau –, nous décrire un lieu plutôt sans éclat – une rue tranquille d’un quartier cossu de Londres – et amorcer une intrigue qui, à ce moment-là, ne promet rien. Pourtant, dès les premières lignes du roman, l’ambiance, créée avec beaucoup d’économie, est installée. Un rideau vient d’être tiré pour nous permettre d’entrer dans le monde si caractéristique de John le Carré. Hélas ! Pour la dernière fois, à moins que paraissent d’autres publications posthumes, puisque l’auteur de L’Espion qui venait du froid nous a quittés le 12 décembre 2020, à l’âge de 89 ans, victime d’une pneumonie.

C’est son fils cadet, Nicholas Cornwell, lui-même écrivain sous le pseudonyme Nick Harkaway, qui a remis en ordre le manuscrit de L’Espion qui aimait les livres – le titre anglais est Silverview – afin qu’il puisse être publié. Il signe à cette occasion une émouvante postface dans laquelle il relate que son père, sentant son départ approcher, lui avait demandé s’il trouvait après sa mort un manuscrit inachevé sur son bureau de le terminer et de l’éditer : « J’ai dit ‘‘oui’’. Je ne vois pas comment j’aurais pu refuser. D’un écrivain à un autre écrivain, d’un père à son fils : ‘‘Quand je ne pourrai plus continuer, reprendras-tu le flambeau ?’’ Bien sûr qu’on dit oui. »

Demeure une énigme : pourquoi le livre, plusieurs fois réécrit par le Carré, a-t-il attendu dix ans avant d’être publié alors qu’il était terminé ? « Il y a un point sur lequel mon père restait inflexible : il se refusait à évoquer les vieux secrets jaunis et légèrement moisis de l’époque où il avait travaillé dans les services de renseignement », répond son fils. L’argument est peu convaincant, le Carré n’ayant jamais managé ces derniers. En plus, l’intrigue se déroule aujourd’hui. Le roman garde donc pour le moment son secret.

Ce n’est pas pour autant un fond de tiroir même si sa fin est un brin trop rapide et nous laisse quelque peu insatisfaits. En revanche, la double intrigue fonctionne à merveille. D’un côté, nous avons Julian, un ancien banquier, que l’on trouvera quand même bien naïf pour un homme d’argent, devenu petit libraire dans une station balnéaire de la côte anglaise – là où habitait le Carré –, qui reçoit la visite d’un personnage énigmatique, prénommé Edward, un ancien espion qui s’intéresse beaucoup trop à sa librairie pour que cela ne soit pas louche. De l’autre, Stewart Proctor, une pointure des services britanniques à la recherche d’une taupe qui organise la fuite d’informations confidentielles et qui va faire route vers cette localité du Norfolk. Comme il se doit les deux histoires vont se télescoper.

Cela faisait un bon moment que John le Carré en avait terminé avec la guerre froide. Celle-ci fut une grande pourvoyeuse de personnages d’une trempe exceptionnelle, dont le prototype était George Smiley. L’écrivain, qui fut lui-même au service de Sa Majesté pendant une courte période, en avait tiré sa célèbre trilogie organisée autour du personnage de Carla, qui apparaît comme le nec plus ultra du roman d’espionnage au XXe siècle. Après, le Carré avait exploré d’autres mondes, aussi bien les conflits du Caucase dans Notre jeu que l’univers sans foi ni loi de l’industrie pharmaceutique en Afrique, dans La Constance du jardinier ou les ravages de la guerre contre le terrorisme dans Une vérité si délicate.

Dans ce dernier roman, les héros ont des personnalités moins fortes, le personnage du libraire, pourtant central dans l’histoire, est même à peine esquissé. Mais ce que le livre perd en épaisseur, il le gagne dans la jubilation dont témoigne son écriture. Il y avait bien des longueurs et de l’aridité dans la fresque sur la guerre froide. Cette fois, le Carré écrit léger même s’il est, cette fois encore, question de services de renseignement, en particulier britanniques. Ceux-ci font donc un retour en force – sont-ils jamais vraiment partis ? – mais les espions ont pris de l’âge. C’est quand elle les décrit, ces agents secrets vieillissants, que la plume de l’écrivain est particulièrement heureuse : « Était-ce bien là le couple merveilleux que Proctor avait connu vingt-cinq ans plus tôt ? Philip, courbé sur sa canne, diminué par son AVC, et Joan, silhouette maintenant chevaline dans son pantalon à taille élastique, son tee-shirt orné d’un panorama du vieux Vienne s’étalant sur sa poitrine opulente ? Proctor se rappelait l’époque où elle était d’une beauté irréelle, directrice des opérations au Levant, tandis que Philip fumait sa pipe et gérait les réseaux du Service en Europe de l’Est (…). Le plus brillant et le plus intelligent des couples du Service, disait-on. »

Et puis, le cancer rôde et ronge. Comme dans la vie de le Carré, lui-même concerné ainsi que sa femme.

Mais ce ne sont pas seulement les corps qui s’affaissent. Il y a aussi les certitudes, dont celles de servir une juste cause : « Le problème, mon vieux (…), c’est qu’en fait, on n’a pas accompli grand-chose pour changer le cours de l’histoire, pas vrai ? lâcha Philip. Je te le dis de vieil espion à vieil espion : je pense que j’aurais été plus utile en dirigeant un club de boy-scouts. » Dans le « pas grand-chose » qui était accompli, il faut compter aussi la part de bavures.

Cet avachissement, c’est aussi celui de ce bon vieux Royaume-Uni qui ressemble à présent à certaines vieillesses. Proctor, le maître espion, s’en désole en le décrivant « appauvri, inutile, sans leader, qui reste à la traîne parce qu’il rêve toujours de grandeur et ne sait plus de quoi d’autre rêver. »

C’est un lieu commun que de dire que tous les livres de le Carré sont quelque peu trempés à l’encre de la mélancolie. Celui-ci la transpire. Il faut dire que l’ennemi s’avère cette fois encore plus implacable : c’est le temps qui passe. Quel espion terrible ! Il s’insinue peu à peu dans les failles des êtres, dévoile les âmes, débusque les secrets. Et rien ne peut le vaincre. Pour lutter contre cet espion du temps qui passe, John le Carré, au soir de sa vie, avait une seule arme, une unique consolation : la littérature. Comment ne pas distinguer sa silhouette dans l’ombre de l’espion qui aimait les livres ?

L’Espion qui aimait les livres de John le Carré, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Seuil, 2022, 236 p.


Quelques phrases courtes, élégantes dans leur sobriété et précises pour nous camper un personnage somme toute passe-partout – une jeune femme poussant un landau –, nous décrire un lieu plutôt sans éclat – une rue tranquille d’un quartier cossu de Londres – et amorcer une intrigue qui, à ce moment-là, ne promet rien. Pourtant, dès les premières lignes du roman, l’ambiance,...

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