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Lifestyle - La carte du tendre

Des veilleurs dans la nuit

Des veilleurs dans la nuit

Une « téta » et son petit-fils posent pour un photographe ambulant en montagne dans les années 1930. Photo coll. Georges Boustany

Une image de la guerre des deux ans (1975-1976) a marqué mon enfance au fer rouge : on y voit un couple de vieillards étendus à même le sol et un combattant, adolescent hirsute et sanguinaire, qui les tient en joue. Le vieil homme et sa femme regardent leur bourreau avec une impuissance résignée, accueillant la mort annoncée comme une fatalité que l’on a longtemps attendue. C’était pendant les massacres de Damour par les fedayine palestiniens en janvier 1976. La suite, on la connaît : comme tant d’autres, ces gens qui s’aimaient sont morts ensemble, sur le sol de leur maison, parce que, quelques jours auparavant, d’autres miliciens avaient détruit le camp de la Quarantaine, massacrant au passage des civils réfugiés de Palestine ou d’ailleurs, exactement de la même manière.

Je ne sais pas pourquoi ce vieux traumatisme m’a sauté au visage à la vue de cette femme âgée qui pose en compagnie de son petit-fils dans le jardin de sa maison de montagne dans les années 1930. Pourtant, cette scène aurait pu m’inspirer des sentiments bucoliques : la nature libanaise, les pins, une bâtisse de pierre comme on l’aime, des arcades, des persiennes, des voûtes, un vieil escalier ; et puis la terre, cette terre si riche qui a nourri des générations de Libanais, cette terre dans laquelle nous avons enfoncé avec délice nos doigts d’enfant et qui a noirci nos ongles au grand dam de nos mères. J’aurais pu parler de l’amour d’une grand-mère et de son petit-fils, et quelle merveille que la vie que l’on transmet, quel bonheur que ce crépitement de l’âme qui passe d’un être qui a déjà l’hiver en lui à un être en devenir, et d’imaginer que ce petit homme se souviendra encore de sa téta dans soixante-dix ans, qu’il se souviendra d’elle avec amour quand elle ne sera plus que poussière, qu’il verra encore son visage et entendra sa voix quand lui-même sera devenu jeddo ; oui, vraiment, quelle merveille que la vie.

Ce qui reste quand on s’est trop battu

J’aurais pu décrire ces deux personnages, l’un arrivant au bout du parcours, l’autre entamant à peine le long chemin perdu dans les brumes. Décrire chez celle-ci les rides, les cheveux blancs, la peau basanée, la tenue noire qui est celle du deuil, que nos femmes finissent presque toujours par porter à vie, et puis ce petit bonhomme tout potelé, les jambes noircies par la poussière ancestrale, vêtu d’un short, d’une chemise et d’un gilet ; elle luttant contre le froid qui peu à peu s’installe, alors que lui respire la santé et la jeunesse, et ressemble déjà au monsieur comme il faut qu’il deviendra un jour.

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J’aurais pu prendre le temps de décrire les mains de cette femme : d’avoir tant travaillé, ce sont presque des mains d’homme. Endurcies par une vie de lutte, cuites par le soleil d’altitude, ces mains ont tout fait : coupé du bois, nettoyé la maison, lavé la vaisselle et le linge, préparé les repas et les provisions ; ces mains ont donné la vie, l’ont protégée et l’ont entourée d’amour, ces mains ont caressé et rudoyé, ces mains ont maîtrisé une abondante progéniture, ces mains ont essuyé tant de larmes et retenu tant d’éclats de rire.

J’aurais pu décrire ce regard dur qui a trop vu, trop vécu, trop enduré, trop pleuré ; l’absence de sourire n’est pas seulement une attitude destinée à la caméra, c’est ce qui reste quand on s’est trop battu, quand on a affronté les guerres, les angoisses, les maladies, la famine, les départs d’êtres aimés pour la ville, pour le Nouveau Monde ou pour l’autre monde. Et ce visage déterminé, résolu à accomplir sa mission jusqu’au bout et que plus rien n’impressionne, ce visage qui n’est plus celui d’une jeune femme qui rêve mais d’une matriarche qui a remplacé le père de famille au point de lui ressembler, ce visage qui contraste avec celui presque terrorisé du petit garçon impressionné par la présence imposante de sa grand-mère. Le photographe ambulant, qui se promène de village en village, a dit à ce brave petit : « Mets ta main sur le dos de ta téta », peut-être dans l’espoir d’atténuer la gravité de la scène, mais personne ne sourit ; elle fixe la caméra en plein dans la lentille et la fixe si fort que je sens que c’est elle qui m’observe, alors que son petit-fils regarde le photographe : il en résulte chez lui une expression de biche traquée au regard fuyant, dominé, alors qu’elle nous transperce de sa froide détermination comme si elle était toujours vivante.

J’aurais pu m’étendre sur cette vie en montagne, cette vie simple mais compliquée tout à la fois, cette vie de réfugié, de persécuté, d’assiégé. C’est ainsi qu’ils ont survécu aux envahisseurs, ces gens de la montagne, avant que leurs descendants n’envahissent la ville, laissant derrière eux ces vieux qui n’ont pas voulu quitter leur terre, ces vieux qui étaient autant de cèdres plantés dans des villages désormais vidés de leur force vive.

Un dernier fil d’argent

Elle était là, l’âme du Liban, dans ces personnes âgées restées sur place, trop vieilles, trop malades ou simplement trop attachées à leur terre pour partir. Désormais entretenus par les citadins, ces gens-là constituaient une forme de résistance qui n’a jamais dit son nom, une vie qui s’est cramponnée dans des villages devenus sinistres l’hiver, avant de se transformer en « centres de villégiature » l’été. Nos vieux montagnards ont mené une existence spartiate dans des maisons mal chauffées et dénuées du confort moderne. Ils ne se sont même pas rendu compte qu’ils n’avaient ni téléphone, ni électricité, ni eau courante pour la plupart ; c’est ainsi qu’ils avaient passé leur vie de toute manière. Face aux rigueurs de l’hiver, ils coupaient du bois qu’ils transformaient en charbon pour chauffer leurs intérieurs. Ils vivaient à la dure, une vie de solitude, isolés dans des villages qui parfois étaient coupés du monde par la neige. Et de temps en temps, ils recevaient, comme sur cette photo, la visite de la famille pour une journée ou quelques heures, pour un dimanche ou pour les jours fériés, et l’on imagine alors que la téta avait préparé à cette occasion un repas de fête puisé dans la mouné soigneusement constituée à la fin de l’été.

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Et puis, un jour, la guerre est passée par là. Les villages sont devenus des lignes de front, des points stratégiques, des trophées à prendre en y mettant le prix du sang et, emporté par la haine ancestrale, la peur de l’autre et l’ivresse de la poudre, une cible de choix pour passer ses nerfs sur ceux qui ne pouvaient pas s’enfuir et qui représentaient le visage, les racines, le faciès d’un adversaire détesté.

Combien de ces personnes âgées, combien de ces cèdres isolés ont été abattus durant les quinze ans de guerre ? Du Nord au Sud, de la Békaa au Mont-Liban, l’histoire a été impitoyable avec ces vieux qui s’étaient accrochés au péril de leur vie aux arpents de terre de leurs ancêtres, refusant de s’enfuir, prétextant qu’ils étaient trop âgés pour faire peur ou pour avoir peur, et comme je les comprends aujourd’hui.

Voilà ce qu’elle m’inspire, cette image : une forme d’hommage à ces fragments de notre mémoire collective qui parsemaient nos montagnes comme autant d’étoiles dans un ciel obscur, hommage à ces veilleurs de nuit, à ces gardiens de nos traditions, à l’âme de notre nation qui en a tant besoin en ce moment où tout se délite. Ces cèdres qu’on abat ont emporté avec eux tant de choses essentielles, nous laissant en héritage un dernier fil d’argent qui nous lie encore entre nous et qui s’appelle la nostalgie.

Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (coédition Antoine-« L’Orient-Le Jour »), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et, mondialement, sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com

Une image de la guerre des deux ans (1975-1976) a marqué mon enfance au fer rouge : on y voit un couple de vieillards étendus à même le sol et un combattant, adolescent hirsute et sanguinaire, qui les tient en joue. Le vieil homme et sa femme regardent leur bourreau avec une impuissance résignée, accueillant la mort annoncée comme une fatalité que l’on a longtemps attendue....

commentaires (4)

Que de nostalgie dans cette description si delicate et sensible au point de nous faire revoir des images d'un passe qu'on n'a meme pas vecu.

Nancy Bcherrawi

07 h 36, le 27 décembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Que de nostalgie dans cette description si delicate et sensible au point de nous faire revoir des images d'un passe qu'on n'a meme pas vecu.

    Nancy Bcherrawi

    07 h 36, le 27 décembre 2022

  • Tres bel article, finement tisse!!!! Merci!

    Sabri

    11 h 16, le 26 décembre 2022

  • Triste...et vrai. and then??

    Marie Claude

    09 h 48, le 26 décembre 2022

  • L’auteur de cette rubrique à laquelle je suis un fidèle lecteur, un inconditionnel, mérite tous les hommages. Je ne le connais personnellement ni d’Ève ni d’Adam, je ne l’ai jamais rencontré pour qu'on m'accuse d'un commentaire trop arrosé d'eau de Cologne. Je le connais seulement pour l’avoir bien lu dans cette page du journal. Mais quel cadeau pour l’esprit, jamais balourd, sans chichi, très rarement inégal, sans verser dans la culturalisation, il propose son texte sans surcharger la photo, car la photo, elle en dit long, et contrairement à son aspect muet, elle est loquace, et c’est son drame. Revenons à la photo d’aujourd’hui et : ""…quelle merveille que la vie que l’on transmet…"", la photo nous le dit, que le passage du flambeau n’est jamais assuré, et que finalement on apprend à ses dépens, car des guerres de toutes sortes bouleversent tout, si par malheur ""...un jour la guerre est passée par là"". Est-ce sa maison pour la lui laisser en héritage, au petit fils qu’elle préfère venu lui rendre visite ? Une main sur l’autre, marque une attente, une fin qui s’approche, imminente, et qu'on est de passage sur terre comme le photographe ambulant… Bonne fêtes de fin d'année à tous les Libanais de tout âge, au pays où un journal quotidien (40 000 LL) est au même prix qu’un sachet de pain.

    Nabil

    14 h 13, le 24 décembre 2022

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