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Lifestyle - La carte du tendre

Ne m’oubliez pas

Ne m’oubliez pas

Une femme pose pour son mari, photographe amateur, dans les années 1920. Coll. Georges Boustany

Figée comme dans une prière silencieuse, cette jeune femme semble chercher, les mains jointes, une force surnaturelle du regard. Il y a comme une supplication dans cette gestuelle, quelque chose de dérisoire mais de sublime : voici une mortelle qui ose invoquer le ciel, quelle audace, quel miracle que l’être humain et sa foi ! Et même si cette femme a disparu depuis bien longtemps, même si l’on se demande à quoi a servi sa prière, l’on ne peut que s’émerveiller devant cette image qui illustre, l’air de rien, l’immortalité de l’âme et la fragilité de la matière. Car au centre de cette scène qui s’estompe, il y a ce regard rempli de vie que rien ne semble pouvoir altérer.

Voici une des images les plus poignantes de ma collection. Sauvée au moment d’être embarquée dans une benne à ordures, elle n’a révélé son étrange beauté que lors de sa numérisation. Au-delà de l’au-delà, elle est tellement vivante qu’en la voyant apparaître, je me suis demandé si ce n’était pas elle qui m’avait trouvé plutôt que le contraire. Elle n’a l’air de rien, pourtant, à la limite, elle ne présente plus aucun intérêt, meurtrie comme elle est par la négligence et l’abandon. L’objet en lui-même n’a rien d’extraordinaire non plus, un négatif sur plaque de verre qui en a trop vu, un survivant un peu comme nous tous, et qui comme nous tous porte les stigmates d’une existence tumultueuse.

Qui est cette belle inconnue ? Est-elle vraiment en train de prier sans en avoir la gestuelle classique, ou alors de remercier quelque puissance occulte, ou tout simplement de poser avec un naturel troublant ? Cette prise fait partie d’une série d’essais effectués par un amateur anonyme durant les années 1920 et cette femme est probablement son épouse. Sur les autres photos, elle pose et cela se voit. Mais sur celle-ci, je ne saurais dire où elle a trouvé l’inspiration : à quoi a-t-elle pensé au moment du déclic, comment a-t-elle réussi à imprimer sur cette plaque toute sa grâce, ses peines, ses interrogations, ses sentiments, sa fragilité, sa finitude, par la force d’une attitude et d’un regard ?

Cet objet aura bientôt un siècle, l’âge du Liban moderne. Durant tout ce temps qui a vu débouler des crises, des temps d’angoisse et de prospérité, des guerres, des invasions, des pillages, des incendies, des massacres, des déplacements, cet objet a subi une dégradation impitoyable. Ici, des empreintes acides de doigts négligents grignotent l’émulsion argentique ; là, les écarts de température et d’hygrométrie en détachent les bords du support de verre. Ces éclaboussures d’étoiles de tailles diverses sont en fait des moisissures qui parsèment l’émulsion, lui donnant un aspect nocturne saisissant. Aspect que renforce une teinte bleu nuit sortie de nulle part, qui se transforme en beige au niveau du personnage, comme si l’image avait été colorisée. Cette création spontanée de couleurs est d’autant plus surprenante qu’il s’agit, au départ, d’une image en noir et blanc : les teintes ne sont que la résultante de la dégradation de l’émulsion, ce sont des couleurs fantômes, en quelque sorte. Et puis il y a de nombreuses rayures : cette plaque a été stockée, parmi d’autres, dans les pires conditions. L’objet est, littéralement, un miraculé. Et en le dégradant, le temps l’a sublimé.

Mémoire et amnésie

Cette image est passée à un cheveu de la catastrophe, car si les moisissures s’étaient attaquées au visage et aux yeux, le résultat aurait été désastreux. Ici, au contraire, le regard et pratiquement l’ensemble de la tête sont intacts. C’est d’autant plus miraculeux que toute l’âme, toute l’énergie vitale de notre modèle est dans ce regard, le reste – un visage agréablement proportionné, des lèvres sensuelles, des cheveux soigneusement plaqués sur la tête comme cela se faisait à l’époque, une tenue que rehausse la fourrure en poil de renard que nos Levantines adoraient exhiber dans leurs photos de studios – le reste, donc, n’est ici que pour souligner l’intensité de ce regard qui focalise toute l’attention.

Et si cette image est tellement impressionnante, c’est peut-être à cause de ce sentiment, soutenu par l’attitude générale, qu’une lutte sourde s’est engagée entre cette femme et l’oubli. Mémoire et amnésie : n’est-ce pas là une des principales problématiques auxquelles nous, libanais, sommes confrontés en permanence, nous qui n’avons même pas réussi à nous entendre sur un récit national, nous qui sommes incapables de décrypter un même événement sans le prisme de notre communauté ou sans l’interprétation péremptoire d’un chef de clan ?

Car si nous avions su cultiver notre mémoire collective, mettre noir sur blanc, dans un livre d’histoire unifié, nos erreurs et nos crimes pour demander pardon, en finir avec nos peurs ataviques et nos complexes de persécutés, identifier une des causes de nos malheurs qui est la peur du frère et le recours à l’étranger, comprendre que nous sommes gouvernés, depuis la nuit des temps et à de très rares exceptions, par des chefs de meute qui savent se rendre indispensables en se posant en protecteurs et en maintenant le peuple dans l’ignorance, si nous avions su nous comporter en citoyens à part entière et non en pions, nous n’en serions pas là.

Tel est, au fond, le message de cette image. L’amnésie progresse, semble inexorable, atteint un stade avancé, les contrastes disparaissent, les contours de la silhouette se confondent avec le fond, on ne distingue plus que les arabesques de la tenue, mais dans ce regard intact, dans ces blancs où se réfugient des éclats de lumière et qui entourent des pupilles presque vivantes, il y a une volonté de métal, celle de ne pas disparaître.

Ceci est le principe de la démarche des archivistes et collectionneurs libanais, pratiquement tous des amateurs qui ne disposent que de maigres moyens dans un pays qui n’a même plus de quoi subvenir aux besoins de base de ses citoyens. Plus que leurs pairs à travers le monde, ces archivistes improvisés doivent se battre contre l’indifférence vis-à-vis d’une mémoire essentielle. Plus que tous les autres, ils doivent rassembler, conserver et transmettre les éléments de mémoire dans des conditions catastrophiques. Alors que la priorité est à la survie, ils doivent maintenir un regard sur le long, très long terme, comme s’ils étaient détachés d’un quotidien insoutenable.

Heureusement, ils ne sont pas seuls. J’ai pour ma part déposé cette photo et l’ensemble de ma collection au Centre Phoenix de l’Université du Saint-Esprit de Kaslik : stérilisée, scannée et conservée, accessible aux chercheurs du présent et de l’avenir, c’est là qu’elle aura le plus de chances de porter son message. Car finalement elle ne m’appartient pas, elle appartient à nous tous et aux générations futures, nous n’en sommes que les gardiens le temps d’une existence.

Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com

Figée comme dans une prière silencieuse, cette jeune femme semble chercher, les mains jointes, une force surnaturelle du regard. Il y a comme une supplication dans cette gestuelle, quelque chose de dérisoire mais de sublime : voici une mortelle qui ose invoquer le ciel, quelle audace, quel miracle que l’être humain et sa foi ! Et même si cette femme a disparu depuis bien longtemps,...

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