On peut tout faire dire à une image et celle-ci se prête particulièrement bien au jeu. En apparence, nous avons affaire à une photo de famille soigneusement mise en scène : le père, la mère, les enfants, disposés suivant une hiérarchie typiquement orientale, dans un cadre levantin qui respire sa classe moyenne éduquée et à l’aise.
Largement influencées par les publicités publiées dans la presse écrite, les photographies vernaculaires du siècle dernier véhiculent tous les clichés de leur époque et celle-ci ne semble pas faire exception. Dans cette civilisation de l’apparence, il n’est pas nécessaire d’être heureux, il faut le paraître, surtout au moment de prendre la photo, pour que les générations futures aient la certitude que l’aïeul a réussi sa vie : l’échec, la pauvreté, la maladie, la dépression n’ont jamais eu de place dans les albums de famille. Cette photo aurait dû s’inscrire dans cette logique ; pourtant, elle véhicule des messages qui sont en rupture avec la tradition établie.
Nous sommes ici dans un salon ; au mur sont accrochés des tapis de prière de part et d’autre d’un miroir de style vénitien délicatement ouvragé. Ces tapis représentent la Kaaba : cette famille est probablement de confession musulmane. Et pourtant, juste au-dessus, ont été accrochés deux tableaux résolument européens figurant des scènes bibliques suivant l’iconographie chrétienne classique, avec à gauche Adam et Ève chassés du Paradis et à droite Ève offrant le fruit défendu à Adam : des toiles où la nudité n’est que partiellement cachée, une hérésie pour tout bon musulman. Et au milieu de cet étalage de foi, il y a… un objet de superstition : le fer à cheval, une tradition qui remonte à saint Dunstan, un forgeron qui vécut en Irlande au Xe siècle et dont la légende dit qu’il en avait cloué un sur le diable. Ivre de douleur, ce dernier se tiendra désormais à l’écart de toutes les maisons dont l’entrée est surmontée d’un fer à cheval. Et comme si cela ne suffisait pas, il y a un chat noir, autre symbole superstitieux : cette famille beyrouthine par excellence fait décidément feu de tout bois pour se préserver du démon.
Voilà pour le religieux et le surnaturel ; passons au profane : l’intérieur de cette demeure aux plafonds hauts est orné de classiques carreaux de terrazzo et d’un mur peint, ainsi que de plantes vertes dans des pots de fer blanc, probablement rapportées du balcon pour les besoins de la scène. Mais quelle est la signification de cette publicité pour Fly-Tox, dont la dimension et la disposition semblent en faire un des principaux éléments de cette image ? Cette réclame date de 1926 : elle montre une mouche surdimensionnée à l’aspect effrayant. Contre les insectes qui pouvaient véhiculer tout genre de maladies mortelles, y compris la fièvre jaune et la typhoïde, Fly-Tox promettait un « nuage destructeur ». Composé du toxique DDT comme tous les insecticides de l’époque, doté d’une odeur infecte, Fly-Tox est ici un produit d’importation récente, la marque ayant été déposée aux États-Unis en 1922. Les publicités pour Fly-Tox et ses concurrents Flit et Whiz sont apparues dans L’Orient à partir de 1927-28. Utilisé jusque dans les années 1950, Fly-Tox devait rester le plus célèbre, au point que dès 1934 un journaliste sportif de L’Orient écrivait, à l’adresse d’un confrère gênant : « Les parasites, on ne les boxe pas, on les Fly-Toxe ! » Le verbe, entré par effraction dans la littérature et le journalisme, n’aura néanmoins jamais les honneurs du Larousse.
La mère au centre
Nous en venons au plat de résistance : les personnages. Dans cette famille « idéale », tout le monde s’habille de blanc à part la mère. Celle-ci occupe le centre de la scène, ce qui n’est assurément pas courant à l’époque, le père se retrouvant à la périphérie. La pose de la mère est clairement dominante, de la couleur de sa robe à son pied relevé qui montre sa semelle à l’observateur. Son visage dépourvu de maquillage exprime une sévérité presque masculine, directement dirigée vers le fleuron de la famille, ce pauvre garçon en qui reposent tous les espoirs de la pérennité. Le père ne semble faire ici que de la figuration : tout dans sa manière de se tenir exprime un rôle subalterne, il ne semble être là qu’en dilettante. Assis de travers, il est lui aussi tourné vers le garçon, mais là où la mère maîtrise son sujet, le père lève des sourcils interrogateurs : est-il étonné de ce que lui montre ou lui dit son fils ? Le connaît-il donc si peu ? Décontracté en apparence, mais en apparence seulement, il a posé une jambe sur l’autre parce qu’il est supposé être le mâle dominant ; en revanche, encombré de ses mains, il se prend deux doigts sans trop savoir qu’en faire, alors que son épouse a les bras écartés de quelqu’un qui n’est absolument pas sur la défensive. Et voici l’ultime détail, s’il en fallait : la chaise de la mère est un trône doté d’accoudoirs ; celle du père en est dépourvue, il semble ne l’occuper que provisoirement, comme si son rôle n’était pas d’être là.
Dans ce mélange insolite de tradition et de révolution, les jeunes filles se tiennent debout et en retrait, comme des accessoires non indispensables de la famille. Celle de gauche exhibe un violon qu’elle couve d’un regard doux, témoin de ses compétences dans les arts. Celle de droite semble dépourvue de talent. Quand sa sœur bénéficie d’une position à proximité des parents, elle n’est qu’en retrait derrière son frère. C’est pourtant la seule qui exprime de l’amour dans le regard qu’elle jette sur son père. Le garçon, en revanche, observe son géniteur avec un respect craintif. Il exhibe la preuve non seulement qu’il sait lire, mais qu’il sait lire l’anglais : ce délicieux exemplaire de Blackie’s Little One’s Annual, dans lequel on trouvera des contes d’enfants ornés de beaux dessins en couleurs, date de 1922. Notre petit prince est vêtu d’une tenue de matelot, une mode européenne qui fait fureur à cette époque. Les cheveux soigneusement peignés avec raie de côté, il est supposé être l’héritier modèle. Les filles sont dans l’imitation de la mère, à laquelle elles ressemblent d’autant plus qu’elles ont adopté la même coupe de cheveux.
Et c’est là que l’on arrive au plus édifiant : cette coupe s’appelle le carré garçonne. Elle correspond à la révolte des femmes, à l’issue de la Première Guerre mondiale, contre trois diktats masculins : l’obligation de porter des cheveux longs noués en chignon, celle d’exhiber une taille de guêpe en souffrant le martyre du corset et l’interdiction du pantalon. Ce carré garçonne a été adopté par les Beyrouthines éduquées à une rapidité surprenante ; il restera de mise jusqu’à la fin des années 1930. Cette photo a été prise à l’issue d’une décennie où, à l’instar de leurs consœurs européennes, les Libanaises venaient de « flytoxer » le patriarcat. Le fait que notre maîtresse de maison ait le regard tourné à la fois vers le livre de son fils et vers la publicité de Fly-Tox, située sur le même axe, en dit long sur l’intention cachée de la scène.
On peut vraiment tout faire dire à une photo, mais ce que celle-ci exprime le mieux est l’ouverture de notre capitale à toutes les religions et toutes les influences, entre Orient et Occident, entre conservatisme et progressisme. C’est tout à la fois la bénédiction et la malédiction de Beyrouth, cette écervelée qui joue à saute-mouton au-dessus d’une faille sismique.
Auteur d’« Avant d’oublier – Livre I », Georges Boustany signera son nouvel ouvrage « Avant d’oublier – Livre II » (coédition Antoine – « L’Orient-Le Jour »), le vendredi 9 décembre de 17h à 20h à Beit Beirut (Sodeco) dans le cadre de l’expo « Allo, Beyrouth ? ».
Etonnant, très étonnant donc, que pour un photographe professionnel, un objet (la boîte de Fly-tox) se trouve là par hasard ! Rien n’est dû au hasard dans une photo posée, tout est calculé. J’en étais sûr (un de mes précédents commentaires le confirme) que le paternel au regard affectueux (il n’a de yeux que pour le fiston) vantait ses mérites dans le business, espérant que sa progéniture reprenne un jour le flambeau. (Aux dernières nouvelles, on apprend qu’il a fait des études de commerce). Dans cet échange de regard, une réciprocité d’émotion et d’admiration. Que fait "par hasard" cette boîte de produit chimique, (le punctum de la photo selon Barthes), aussi puante que l’eau de Javel, alors qu’il n’y a pas de sapin pour croire au père Noël ? Un "cadeau" que les libanaises, féministes avant l’heure, et même avant Mee Too, se servent à l’instar des européennes, pour "flytoxer" le patriarcat ? En toute en toute dernière analyse, c’est une réclame promotionnelle.
02 h 15, le 06 décembre 2022