Il avait su, dès ses débuts, en 1994, jouer la connivence, la confidentialité, le principe même du bespoke, créant pour une clientèle d’initiés des bijoux sur mesure, le temps de se faire un prénom. Sélim Mouzannar travaille à cette époque dans la bijouterie paternelle, mais les horizons qu’il a connus avant de revenir à Beyrouth, du golfe Arabique aux confins de la Birmanie, des plaques tournantes des gemmes aux mines de rubis, ont creusé en lui le manque d’un ailleurs. Il est prêt à commencer, tant qu’à créer des bijoux, son histoire personnelle et inventer son propre style.
Sa première collection est lancée en 1999 en même temps que l’ouverture de sa boutique. Très vite, il se révèle aussi activiste, engagé sans concession dans la lutte pour la non-violence, lui qui a été brièvement fait prisonnier par l’Armée rouge lors de son aventure birmane.
Beyrouth où tout commence
Il se réclame de la folie de Beyrouth. S’il connaît les moindres venelles de cette ville dont le nom seul est magie, c’est qu’avant de l’arpenter en Vespa à l’âge d’homme, il en a été, durant toutes ses vacances scolaires, un saute-ruisseau pour la bijouterie de son père. À l’antique souk, détruit par la guerre, effacé par la paix, où se regroupait la confrérie des bijoutiers de la ville, il apprend avant tout les codes du métier, un langage, des tours de main, une discrétion à toute épreuve, une permanente émulation. Sélim Mouzannar aime sa ville. Il aime ses vérandas, ses arbres en fleurs, ses blondes façades. Il sait que ces derniers vestiges d’une époque conviviale et sereine ne résisteront pas longtemps aux crises, ni à l’avancée du béton. Ses premières créations sont dédiées à Beyrouth, comme une manière de graver dans l’or et les pierres précieuses un mode de vie qui ne se répétera pas. Beirut Circle, Beirut Colors, Beirut Rosace… Dans chaque nouvelle collection se réinvente un hommage à la ville où l’on retrouve messages et symboles : cercles imparfaits, légèrement ouverts, palettes florales pour bouquets minéraux, rosaces des fenêtres ciselées donnant sur la mer…
Atténuer le feu des pierres
Dans la foulée, Sélim Mouzannar remet à la mode le falamank levantin, une taille en rosace qui adoucit le feu des pierres. Ainsi dépouillées de leur culasse en pointe, celles-ci rendent une lumière chaude, moirée, discrète et élégante, plutôt qu’un éclat tape-à-l’œil qui sonne souvent faux. Ce procédé, explique le joaillier, est emprunté aux marchands de pierres flamands du XVe siècle qui l’avaient inventé pour mieux répondre à une demande croissante, taillant ainsi plusieurs brillants dans la même gemme, et les entourant d’un émail sombre pour mettre en valeur leur lumière. Sa signature à lui réside dans un sertissage ciselé, qui rend l’envers du bijou aussi beau que sa partie apparente et offre l’avantage de mieux capter les rayons. Depuis cinq ans, après avoir pris le temps de tester la technique et développer de nouvelles couleurs, Sélim Mouzannar a ajouté l’émail à ses secrets d’atelier. Étalées sur un guillochage qui rappelle celui des bijoux Art déco, ce sont des eaux et des flammes immobiles qui offrent leurs lignes de flottaison à des gemmes de couleurs incomparables. Avec le temps, le joaillier qui accorde davantage de valeur à la rareté des nuances qu’à la pureté des pierres, s’est constitué un réseau exceptionnel pour sourcer ses pierres de couleur, d’où l’empreinte particulière de ses créations.
Protéger l’avenir
Une identité affirmée, des créations radieuses, irriguées du soleil de la Méditerranée, constellées d’étoiles bienfaisantes ou de poissons porte-bonheur, des pierres inédites, les recettes d’un succès pour lequel le marché libanais devient très vite trop étroit. Anticipant les crises, Sélim Mouzannar qui a charge d’âmes, des dizaines d’artisans en plus des employés au sens strict, décide de poser des jalons un peu partout dans le monde avec des points de vente à New York, Londres et d’autres capitales pour protéger l’avenir. Au Bon Marché, à Paris, son corner installé en période de crise est devenu un espace consistant qui rayonne entre les plus grands noms de la joaillerie internationale. Il accueille des stars attirées par le supplément d’âme et d’histoires que transportent ces créations pas comme les autres, qui déposent sur la tradition une étonnante modernité. Récemment, c’est l’actrice Sandrine Kiberlain qui a craqué pour une parure de la Beirut Collection. La ligne « Rose de France », qui privilégie la forme hexagonale, célèbre les liens franco-libanais et connaît un succès particulier.
Un flambeau porté à trois
Séduits par l’entreprise paternelle, toute de belles relations humaines, d’engagement, de créativité échevelée, d’humour et de générosité, les enfants de Sélim Mouzannar embrassent à leur tour le métier, chacun avec son talent. Namir, son fils, après une licence en mathématiques pures, s’intéresse désormais à la mystérieuse géométrie des pierres et fait ses premiers pas dans l’atelier. Ranwa, sa fille, dirige désormais la communication et le marketing. Elle gère aussi les achats et la promotion des créateurs émergents. Une petite structure, Macle, se dédie à la promotion des jeunes créateurs de bijoux avec, en vedette cette saison, Emma Jabre. « Elle a créé une collection en or simple. Je sais moi-même comme il est difficile de mettre en valeur le métal sans pierre. Architecte de formation, elle crée des formes à la fois abstraites et ergonomiques », dit d’elle Sélim Mouzannar. Ils sont désormais trois à porter le flambeau. Fierté libanaise, l’enseigne est promise à une courageuse expansion.
Dieu merci dans ce magma libanais continuent à briller des pierres précieuses tel M. Mouzannar.
20 h 23, le 21 décembre 2022